Montage: questions éthiques et esthétiques

Table ronde tenue le 16 novembre 2005, dans le cadre de la 8e édition des Rencontres internationales du documentaire de Montréal, dans la Salle Fernand-Seguin de la Cinémathèque québécoise.

Animation: Denys Desjardins, réalisateur (Mon œil pour une caméra, Histoire d’être humain)

Avec les monteuses Hélène Girard (Chili, la mémoire obstinée, Le Ring intérieur, Soraïda, une femme de Palestine) et Annie Jean (Bacon, le film, Ce qu’il reste de nous), et les monteurs René Roberge (Roger Toupin, épicier variété, Avant le jour) et Werner Nold (Pour la suite du monde, Jeux de la XXIe Olympiade).
Avec les monteuses Hélène Girard (Chili, la mémoire obstinée, Le Ring intérieur, Soraïda, une femme de Palestine) et Annie Jean (Bacon, le film, Ce qu’il reste de nous), et les monteurs René Roberge (Roger Toupin, épicier variété, Avant le jour) et Werner Nold (Pour la suite du monde, Jeux de la XXIe Olympiade).

Exergues

J’ai de la misère à m’enfermer dans le rôle technique du montage : j’aime beaucoup cette idée qu’on fait un film ensemble. Le film appartient au réalisateur et je ne veux pas prendre sa place, c’est évident. Mais quand on s’assoit ensemble et qu’on attaque le film, il n’y a plus de réalisateur, il n’y a plus de monteur.

René Roberge

Quand tu as travaillé huit heures sur une séquence, que tu ne sais plus où aller, tu es rendu au bout et que tu as besoin de recul, tu te retournes vers le réalisateur. Or, lui non plus, n’a plus de recul. L’autre solution, c’est de te tourner de l’autre bord, vers le producteur. Là, en fait, tu viens de perdre le contrôle.

Werner Nold

Les films nous transforment aussi. C’est à cette condition-là que mon métier m’intéresse. C’est-à-dire que, quand on a vraiment passé à travers un projet, on n’est plus les mêmes. Parce qu’on a fait un parcours de réflexion, parce qu’on a travaillé avec quelqu’un – qu’on a appris à connaître – parce qu’on a travaillé avec du matériel et avec un film qui a fini par avoir sa propre forme et devenir une chose réelle. C’est comme un voyage.

Annie Jean

Pour moi, l’ONF a été mon école et c’est pour ça qu’aujourd’hui je suis tellement déçue de voir ce qu’il est devenu. Je ne suis pas une vieille nostalgique mais je pense que pour apprendre ce métier, c’est très important que des gens nous le montrent, qu’ils voient notre passion, qu’ils nous appuient et qu’ils nous y dirigent. J’ai reçu ça, moi.

Hélène Girard

Quand tu fais quelque chose et qu’un assistant te demande « pourquoi » et que tu lui réponds simplement « parce que », je trouve que ce n’est pas très valable comme réponse. À un moment donné, j’ai été obligé de verbaliser et ce sont eux qui m’ont permis de le faire.

Werner Nold

Le montage c’est un dialogue avec le matériel puis avec le réalisateur. C’est un triangle. Si tu arrives là avec des théories déjà faites, tu risques de passer à côté du film.

Annie Jean

Si on accepte l’idée que le montage est une troisième écriture, c’est qu’il y en a eu des précédentes. Le tournage en est une aussi. S’il n’y a pas d’écriture au tournage, alors…

René Roberge

Le monteur ne peut pas donner le rythme à un film. Il faut que le monteur découvre le rythme qui a été donné au moment du tournage.

Werner Nold

Ce qui est extraordinaire dans un film c’est le non-dit. C’est ce qu’on essaie de laisser au spectateur et qui va lui appartenir.

Annie Jean

Les réalisateurs veulent d’abord tourner leurs entrevues pour avoir leur contenu. Ça les sécurise beaucoup. Ils ont tellement peu de journées de tournage ou bien on les leur coupe. Il faut qu’ils cernent leur sujet très vite. Donc, ils tournent des entrevues et vont chercher des shots pour les illustrer.

Hélène Girard

Quelques fois, on est obligé de détruire, je dirais, l’authenticité du matériel filmé.

René Roberge

La signature est dans l’échange, dans la relation, dans l’accouchement qu’un réalisateur va faire de son film et c’est là que le métier, aussi, se révèle parfois très difficile. On fait la troisième écriture avec le réalisateur mais ce n’est pas notre film. On n’est que la gardienne ou le gardien du film.

Hélène Girard

On ne sauve pas un film. Quand tu rentres avec de la merde, ce sera de la merde quand même, qui va peut-être sentir moins mauvais.

Werner Nold

Chaque film transporte sa propre énigme. Je recommence toujours à zéro parce que je ne connais pas encore le film auquel je m’attaque. Je ne l’ai jamais vu.

Annie Jean

En tant que monteur, on a un pouvoir énorme. Je peux rendre conne n’importe quelle personne intelligente ou le contraire. On peut jouer comme on veut. C’est notre responsabilité.

René Roberge

Moi, je fais souvent ce constat, qui est assez paradoxal : plus il y a d’heures de tournage, moins on a d’images.

René Roberge

Un beau plan a une émotion, un contenu, pas un beauty shot…

Hélène Girard

En travaillant six mois avec un réalisateur dans une salle de montage, vous passez plus de temps durant cette période avec lui qu’avec votre propre femme. Il faut donc qu’il y ait une sacrée connivence, respect et amour entre ces deux personnes.

Werner Nold

Être ou devenir monteur?

Denys Desjardins : Nous avons avec nous des professionnels qui ont monté autant des films de fiction que des documentaires, ce qui nous permettra d’aborder toutes les questions concernant le montage en général. On pourra notamment vérifier s’il est pertinent de faire ces distinctions entre les genres. Commençons par les cheminements personnels et professionnels de chacun d’entre vous. J’aimerais savoir dans quelles circonstances vous avez fait vos premières armes, comment vous avez abordé ce métier. Si cela vous est tombé dessus ou est-ce que ça a été un choix délibéré?

Werner Nold : J’avais fait de la photographie avant de venir au Québec en 1955. Comme je trouvais qu’il manquait de vie dans mes prises, je m’étais alors dit que j’allais faire de la caméra. Ça va bouger, il y en aura de la vie. Là, je me suis rendu compte que la vie n’est pas dans le fait que l’image bouge, mais que c’est le contenu de l’image qui donne une vie à une image, une émotion. À l’époque, je faisais de la caméra à Québec et comme je trouvais que les monteurs foutaient en l’air les images que j’avais mal tournées, j’ai fini par me dire que j’allais monter mes trucs moi-même. Au moins, j’en serais satisfait. Et puis, tranquillement, sans m’en rendre compte, je me suis mis à monter mes choses et des gens venaient me voir pour me dire : « c’est toi qui a monté ça? Veux- tu monter le mien? » Et je suis passé au montage presque sans m’en rendre compte. À partir de 1959, je pense que je n’ai plus fait que du montage pour les autres. En 1961, je suis rentré à l’Office national du film (ONF) où je n’ai fait que ça jusqu’en 1996.

Werner Nold au travail en 1962.
Werner Nold au travail en 1962.

DD : Pratiquement dans la même salle d’ailleurs.

WN : Oui, j’ai été 34 ans dans la même salle de montage et c’est depuis devenu un bureau d’avocat…

René Roberge : Moi aussi, j’y suis venu un peu par hasard à travers la passion du cinéma. Je me suis occupé d’un ciné-club pendant à peu près cinq ans. Je voyais donc plein de films. Puis, je suis allé étudier en sociologie et en anthropologie à l’Université de Montréal. Aussitôt que je le pouvais, je suivais un cours de cinéma et c’est comme ça que j’ai fait la découverte des films d’Arthur Lamothe. Ensuite, je me suis retrouvé dans le coin du Vidéographe où, pour assurer la technique on fait tout soi-même : on branche, débranche les fils, on aide quelqu’un à la caméra, un autre a besoin d’un coup de main au montage. À un moment donné, tu touches à la salle de montage et puis là, comme disait Werner, sans t’en rendre compte, les gens commencent à te demander de monter. Donc, tu y vas. Je faisais aussi un peu de réalisation. Ça a duré comme ça peut-être trois, quatre ans. Et puis, tu finis par te dire que tu es monteur parce qu’on ne t’appelle que pour cela. Mais, moi, je me vois davantage comme un accompagnateur que comme un monteur, même si je le suis et que je le revendique. En fait, j’ai de la misère à m’enfermer dans le rôle technique du montage : j’aime beaucoup cette idée qu’on fait un film ensemble. Le film appartient au réalisateur et je ne veux pas prendre sa place, c’est évident. Mais quand on s’assoit ensemble et qu’on attaque le film, il n’y a plus de réalisateur, il n’y a plus de monteur. Bien sûr, c’est moi qui m’occupe comme tel de la technique du montage. J’ai une expérience de monteur qui fait que je peux avoir des solutions disons plus rapides ou plus esthétiques. C’est comme si, à cette étape-là, on faisait un film ensemble en fonction des choix que le réalisateur a fait au tournage.

DD : On verra d’où vient ce malaise du rôle attendu du monteur. En fait, nous sommes tous des créateurs, mais on sent qu’il y a comme une hiérarchie dans la description des postes.

RR : À une certaine époque, le terme « montage images » était à la mode mais moi je refusais ce terme. Je disais « je suis un monteur, pas un monteur d’images ». Je trouvais que ça réduisait techniquement notre rôle dans notre apport à la structure, au récit, à la façon de raconter une histoire.

Hélène Girard : Mais le montage c’est la troisième écriture. DD : C’est parfois la première. On y reviendra tout à l’heure.

Annie Jean et le producteur Marc Daigle pendant le montage de Rêves de poussière (2006) de Laurent Salgues.
Annie Jean et le producteur Marc Daigle pendant le montage de Rêves de poussière (2006) de Laurent Salgues.

Annie Jean : Dans mon cas, les choses sont arrivées très différemment. Il n’y avait aucune raison que je fasse du montage dans ma vie. En fait, je voulais étudier en langues, notamment en italien. Puis, au CEGEP, j’ai suivi un cours de cinéma et je me suis retrouvée à faire le montage de tous les films parce que tout le monde trouvait ça très plate de s’enfermer dans une petite salle. Moi, j’ai trouvé ça extraordinaire. J’ai alors carrément bifurqué. À partir de ce moment, je savais que c’était ça que je voulais faire. J’ai donc pris un cours qui m’a conforté dans mon choix. Je suis venue à Montréal et j’ai cogné à des portes. J’ai dit que je voulais travailler, être stagiaire, assistante; j’étais prête à faire toutes sortes de choses. J’ai été très longtemps assistante et ça m’a apporté énormément. Je n’aurais pas voulu arriver et commencer à monter tout de suite. Je ne m’en sentais pas prête parce que c’est une énorme responsabilité. J’ai donc été trois ans assistante au montage sonore. J’ai fait beaucoup de son avant de faire de l’image, ensuite j’ai été longtemps assistante à l’image et puis, enfin, j’ai tranché au couteau. J’ai dit à partir d’aujourd’hui je ne suis plus assistante et je n’ai plus arrêté depuis.

Je trouve que c’est un métier fantastique. On est un agent de transformation de films, on aide à les transformer. C’est la discussion qui m’intéresse beaucoup dans les salles de montage, amener une démarche au bout et un film le plus loin qu’il puisse aller. Mais je dis souvent que les films nous transforment aussi. C’est à cette condition-là que mon métier m’intéresse. C’est-à-dire que, quand on a vraiment passé à travers un projet, on n’est plus les mêmes. Parce qu’on a fait un parcours de réflexion, parce qu’on a travaillé avec quelqu’un – qu’on a appris à connaître – parce qu’on a travaillé avec du matériel et avec un film qui a fini par avoir sa propre forme et devenir une chose réelle. C’est comme un voyage. Quand le film est fini, tu en fais un autre, tu redescends sur Terre puis tu fais un autre voyage.

HG : Au début des années 70, il n’y avait pas de cours de cinéma, on apprenait sur le tas. J’avais étudié en anthropologie, ça n’avait rien à voir avec le montage, sauf le regard, l’intérêt pour – le mot est grand – l’humanité, ou les différentes façons de vivre. J’ai toujours été pigiste à l’Office national du film. À l’époque, j’avais commencé par traduire des narrations de films documentaires anglais puis j’ai été l’assistante de Jean Beaudin et d’autres réalisateurs. Alors, progressivement, j’ai appris le métier. Entre-temps, j’ai travaillé avec Anne-Claire Poirier à la réalisation puis, plus tard, je suis allée vers le montage parce que – ce que disent René et Annie, est très juste – ce qui m’a passionnée, c’est cette collaboration que j’aime beaucoup pendant le montage, cette passion à travailler avec quelqu’un à la troisième écriture d’un film. C’est comme ça que j’ai appris mon métier et que je suis passée à travers les différentes révolutions technologiques. Je suis très consciente aujourd’hui que j’ai eu une chance énorme de pouvoir acquérir un métier. Le plaisir du montage peut être extraordinaire. Il peut aussi être très aliénant, parce qu’on a tous, au cours des années, un film plus difficile à faire. On donne tellement que ça vient nécessairement nous chercher. C’est à la fois un travail généreux et très exigeant. On vogue continuellement entre ces deux aspects du métier, mais ça nous enrichit beaucoup. Je dois aussi beaucoup à Edouard Davidovici qui s’occupait des monteurs, à l’époque, à l’Office national du film, et qui voyait chez le pigiste celui qui était passionné, celui qui voulait continuer. Il a été merveilleux. Pour moi, l’ONF a été mon école et c’est pour ça qu’aujourd’hui je suis tellement déçue de voir ce qu’il est devenu. Je ne suis pas une vieille nostalgique mais je pense que pour apprendre ce métier, c’est très important que des gens nous le montrent, qu’ils voient notre passion, qu’ils nous appuient et qu’ils nous y dirigent. J’ai reçu ça, moi.

DD : Que pensez-vous des réalisateurs entièrement autonomes, comme ceux du groupe kino, qui font des films avec peu de moyens chez eux, qui sont à la fois réalisateurs, caméramans et monteurs, bref qui font tous les métiers.

HG : C’est très valable comme apprentissage. Il faut beaucoup de courage et d’énergie pour apprendre. Il y avait énormément d’énergie à l’ONF, maintenant elle est ailleurs. Tant qu’elle bouge, tant qu’elle reste, c’est ça qui est essentiel.

WN : Ce qui est très bon aussi c’est la discipline qu’ils ont. Parce que commencer un truc c’est une chose, le finir c’est une autre histoire.

AJ : Moi aussi, j’apprends ce métier en le faisant et j’en apprends chaque jour. Ce n’est pas un métier, à mon sens en tout cas, qui s’apprend une fois pour toutes. Si c’est le cas, je vais arrêter de le faire. Chaque film transporte sa propre énigme. Je recommence toujours à zéro parce que je ne connais pas encore le film auquel je m’attaque. Je ne l’ai jamais vu.

RR : Si on avait une recette, on les monterait tous de la même façon… Argentique versus numérique

Question du public : Comment s’est effectué votre passage de la pellicule argentée au numérique? Cela a-t-il facilité votre travail et quels ont été les problèmes rencontrés?

WN : Moi, personnellement, je n’y suis pas passé parce que j’ai quitté le métier avant. Mais ce qui m’aurait ennuyé dans le numérique, si j’en avais fait, c’est de ne plus avoir ce contact manuel avec la pellicule – j’aime sa senteur-, le côté artisanal qui laisse du temps à la réflexion, tandis qu’on cherche une bobine ou un plan.

Werner Nold derrière sa Steenbeck à l’ONF en 1980.
Werner Nold derrière sa Steenbeck à l’ONF en 1980.

HG : Le numérique a été pour moi une libération. Je ne suis pas une manuelle. J’ai toujours trouvé que la pellicule sentait mauvais dans les salles de montage. Je sais que je suis à contre courant. Mais ce que je regrette, c’était le visionnement des rushes en équipe, que ce soit en documentaire ou en fiction. Maintenant, comme on peut transférer les rushes sur des VHS, chacun les regarde de son côté. C’est pour moi la grande perte.

AJ : Il y a plus d’isolement, effectivement.

HG : Et il n’y a pas le partage, l’échange. Toute l’équipe regardait ses rushes, on prenait nos notes, même si on n’intervenait pas nécessairement dans la discussion. Ça manque aussi aux preneurs de son et aux caméramans. Maintenant, par rapport à mon travail, je trouve le numérique formidable comme outil. On peut faire des copies, sans en abuser. Je ne suis pas une nostalgique de l’époque du film.

AJ : Moi, je dirais que je suis une nostalgique heureuse. J’aimais beaucoup manipuler la pellicule, faire des collures, toucher le film; j’aimais l’odeur, l’odeur du son, le magnétique ça sentait bon. Donc, quand le passage s’est fait, j’ai eu un deuil à faire. Cela dit, il y a beaucoup de souplesse et d’avantages dans le numérique qu’on ne peut pas nier. Le danger, en fait, c’est d’être toujours en mode d’exécution. Un film a besoin de réflexion. Il faut agir, mais avant d’agir il faut réfléchir. Donc moi, souvent, je lâche la souris et je réfléchis.

Avant le jour (1999) de Lucie Lambert, monté par René Roberge
Avant le jour (1999) de Lucie Lambert, monté par René Roberge

RR : Le dernier film que j’ai monté en Steenbeck c’était Avant le jour de Lucie Lambert en 1999. À cette époque-là, il y a eu le Avid. Moi je trouve ça magnifique. Il n’y a personne qui me ferait revenir en arrière. Je ne fais plus d’assemblage depuis que je suis sur Avid parce que je me permets de très longs premiers montages, mais je peux déjà m’amuser à monter, chose que je n’osais pas faire avant sur une Steenbeck parce que je ne voulais pas avoir à mettre six pistes de son, couper tout ça et commencer à briser toute la pellicule alors que je ne savais pas où je m’en allais. Alors que là, maintenant, avec Avid, on peut quand même proposer tout de suite, en sachant très bien que tout va changer. C’est donc des premiers montages de trois heures et demi et, quand on regarde ça, au moins on a un certain plaisir, on a du son et on peut attaquer assez vite le film.

HG : Il y a plus de possibilités avec cet outil qui peut être très créateur.

Un Fleuve humain (2006) de Sylvain L’Espérance, monté par René Roberge
Un Fleuve humain (2006) de Sylvain L’Espérance, monté par René Roberge

RR : Moi, je ne m’oblige pas non plus à fonctionner tout le temps. Lorsque je travaille avec Sylvain Lespérance, Lucie Lambert ou Benoit Pilon, quand on en a besoin, on va s’asseoir dans la pelouse et on jase. Je me mets les deux pieds sur la table de montage quand je veux. Par contre, il faut l’imposer ça comme monteur ou il faut travailler dans des cadres de production qui le permettent. Donc, c’est plus un cadre de production qu’une question de machine ou de technique comme telle.

Assistant monteur: la disparition d’un métier

DD : Revenons à la question de l’apprentissage et plus précisément de l’assistanat. J’ai l’impression que le poste d’assistant monteur a pratiquement disparu. Est-ce que vous êtes tous passés par cette expérience d’assistant monteur, et dans un cas comme dans l’autre, est-ce que vous avez eu par la suite des assistants monteurs? Est-ce que le fait qu’on soit passé du film à la vidéo a modifié l’organisation du travail, notamment en ce qui concerne la recherche de plans et leur « répertoriation »?

AJ : Pour avoir été longtemps assistante, j’ai appris, au-delà de la technique, beaucoup de choses durant nos discussions en salle de montage. Coller des chutes pendant dix ans, c’est pas ce qu’il y a de plus intéressant. C’est en étant dans ce lieu-là, la salle de montage, d’ouvrir mes oreilles et écouter tout ce qui se dit, que j’ai appris à aimer le métier. Je trouvais ça fascinant. Pour ma part, quand j’ai commencé à monter, je n’ai jamais eu d’assistant. Il faut dire que c’était au moment où on est passé au numérique.

DD : C’est donc clair, selon toi, que c’est le passage au numérique qui a mis fin à cette fonction d’assistant monteur?

Annie Jean pendant le montage de Rêves de poussière (2006) de Laurent Salgues.
Annie Jean pendant le montage de Rêves de poussière (2006) de Laurent Salgues.

AJ : C’est-à-dire que le numérique a malheureusement mis fin à cette collaboration-là, très étroite, à cet échange. L’assistant porte aussi un autre regard sur le film. Il connaît le matériel par cœur, il a donc un regard de l’intérieur et en même temps il profite d’un léger recul par rapport à ce que le monteur est en train de faire. Moi, j’ai toujours eu l’impression que c’était un métier d’apprenti. C’est-à-dire qu’on apprend auprès de quelqu’un et ensuite on est laissé.

DD : Comme un artisan dans une relation maître – élève. Est-ce que d’autres, parmi vous, ont eu des expériences soit d’assistant monteur ou avec des assistants monteurs?

RR : Moi, je n’ai presque jamais été assistant monteur. J’en ai énormément souffert. Heureusement que je travaillais avec des réalisateurs avec lesquels j’avais une très forte connivence et qui ont été d’une grande patience avec moi. J’avais l’impression que j’apprenais mais qu’en même temps ils voulaient m’avoir, comme je disais, un peu comme un accompagnateur pour faire avancer le film . Mais c’est évident que, sur le plan de la technique, je ne partais pas loin de zéro. Puis, un jour, je suis allé voir André Corriveau, monteur émérite, à qui j’ai demandé si je pouvais m’asseoir deux semaines derrière lui sans déranger, juste à les regarder aller, lui et son assistante. C’était le temps où je ne savais pas encore si je voulais devenir monteur mais c’est clair que ça commençait à m’attirer. Je voulais donc juste voir si ce style de vie m’intéressait et comment il discutait avec les réalisateurs, comment il travaillait avec son assistante, comment il approchait les problèmes du film.

DD : Comme un stage d’observation…

RR : Oui, c’est ça. Ce n’était pas de l’assistanat. Donc, sur le plan technique, je dirais que je n’ai pas eu cette chance d’avoir ce rapport maître – élève et je trouve ça dommage que l’on n’arrive pas à en avoir de nos jours non plus. N’ayant pas été assistant, j’ai de la misère moi-même à donner du travail à un assistant parce que je ne sais jamais trop quoi lui faire faire dans le fond.

DD : Peut-être aussi faut-il savoir que cette fonction était liée au support qui était la pellicule.

RR : Comme on fonctionnait sur des petites productions, c’est souvent le réalisateur ou la réalisatrice qui m’aidait à vider le chutier et devenait mon assistant si on veut. Et ça se passe encore comme ça aujourd’hui.

WN : Moi, quand j’ai commencé, l’assistanat n’existait pas et il n’y avait pas beaucoup de monteurs non plus. Mais du moment que j’ai pu en avoir, j’ai toujours eu des assistants qui m’ont énormément apporté dans ma vie. Quand tu fais quelque chose et qu’un assistant te demande « pourquoi » et que tu lui réponds simplement « parce que », je trouve que ce n’est pas très valable comme réponse. À un moment donné, j’ai été obligé de verbaliser et ce sont eux qui m’ont permis de le faire. Pour ce qui est de la transmission du savoir, j’aime beaucoup avoir aussi le réalisateur avec moi mais je n’aime pas quand il regarde par-dessus mon épaule. J’ai besoin de quelqu’un qui a du recul. Quand je fais un travail et que je le trouve correct, la première personne vers laquelle je me tourne c’est mon assistant. Si j’arrivais à épater mon assistant, il y avait des chances que j’arrive aussi à épater mon réalisateur.

Werner Nold en 2007
Werner Nold en 2007

Durant les discussions, il y avait toujours un assistant présent mais il ne s’en mêlait pas, par bonheur. Tassé dans un coin, sans dire un mot, il assistait à des engueulades extraordinaires dans les salles de montage avec le réalisateur. Et dans ces grands moments de colère, de frustration ou de chicane, je dirais que l’assistant était toujours là comme une espèce de modérateur. Même sans parler, il était là et on était obligé de mettre des balises pour savoir jusqu’où on pouvait aller dans nos différends. Aujourd’hui, cette transmission de savoir n’existe plus, alors que moi j’ai appris avec mes assistants.

Mais, aujourd’hui, le monteur est tout seul, le réalisateur est tout seul. Je ne sais pas d’où vont sortir les prochains, d’où va venir la relève.

DD : Ils viennent de partout.

WN Oui, mais cette expérience d’échange dans une salle de montage entre un réalisateur et un monteur disparaît. C’est ça qui est important et pas d’utiliser un outil, que ce soit une Steenbeck ou un ordinateur. Moi, j’ai pu avoir une quinzaine d’assistants dans ma vie qui sont devenus monteurs après deux, trois ans d’assistanat. Il faut les encourager à devenir monteurs, bien sûr, mais c’est un métier comme le métier de monteur est un métier. Alors il faudrait trouver une façon de ramener les gens dans la salle de montage pendant que le monteur travaille avec le réalisateur.

DD : Pas juste pour la numérisation des rushes.

WN : Non, parce que ça c’est de la technique et tout le monde est capable de le faire.

DD : En fait, l’assistant monteur est comme le premier spectateur, avant même l’arrivée du réalisateur peut-être.

WN : Bien sûr. Je fais une hypothèse : je ne vivais pas ça mais disons que tu es tout seul avec le réalisateur dans une salle de montage et il est au-dessus de ton épaule sans arrêt. Quand tu as travaillé huit heures sur une séquence, que tu ne sais plus où aller, tu es rendu au bout et que tu as besoin de recul, tu te retournes vers le réalisateur. Or, lui non plus, n’a plus de recul. L’autre solution, c’est de te tourner de l’autre bord, vers le producteur. Là, en fait, tu viens de perdre le contrôle.

Avec tambours et trompettes (1968) de Marcel Carrière, monté par Werner Nold.
Avec tambours et trompettes (1968) de Marcel Carrière, monté par Werner Nold.

HG : En fait l’assistant c’est un allié aussi. Je pense que Werner vient de toucher à quelque chose. On n’a plus d’assistant dans nos salles mais on a de belles machines par exemple. On est tout seul avec ces machines-là et l’assistant est un allié parce qu’il connaît le matériel. Il peut beaucoup t’aider dans un contexte aussi où les producteurs deviennent de plus en plus importants. Donc, tu es de plus en plus coincé entre l’arbre et l’écorce, entre le producteur et le réalisateur. Et quand tu as un assistant, c’est comme une espèce de soutien dans ce rapport de forces.

DD : Mais compte tenu des coûts des productions…

WN : Tu as raison pour la question des coûts mais quand l’ordinateur est arrivé, on s’est dit c’est formidable, on va avoir plus de temps pour réfléchir : quatre heures de travail physique puis quatre heures de réflexion et la journée serait faite. Non mais là, les pauvres monteurs font huit heures sur Avid et puis ils réfléchissent à la maison. Il s’agit de faire plus d’argent encore.

DD : De façon à être plus efficace et avoir moins de semaines de montage. WN : Plus efficace et plus rentable.

Apprivoiser des images neuves ou le trop-plein d’images DD : Abordons les questions d’esthétique.

Quand j’entame un film, j’aime en avoir vu d’autres avant, éventuellement avec un directeur photo qui en a vu lui aussi de son côté et dont il peut me parler. Même chose pour le montage. Quelle est votre approche? Est-ce que vous préférez vous laisser imprégner par le film sans vous laisser influencer par d’autres esthétiques ou bien vous laissez agir votre propre esthétique qui vient de votre culture cinématographique? Autrement dit, est-ce que, selon vous, c’est mieux d’être complètement vierge?

Annie Jean
Annie Jean

AJ : Mais on ne l’est jamais! Je ne limiterais pas ça à la culture cinématographique. C’est beaucoup plus global que ça. À mon avis, si on veut faire du montage dans la vie, on est mieux de ne pas juste voir des films. On est mieux de lire des livres, voir de la peinture, écouter de la musique, c’est tout ça qui nous nourrit. Mais je voudrais revenir juste un petit peu sur ce que tu as dit précédemment. Quand on m’arrive avec du matériel – le film n’existe pas encore – je n’ai pas d’à priori. Je découvre d’abord la matière. C’est un dialogue! Le montage c’est un dialogue avec le matériel puis avec le réalisateur. C’est un triangle. Si tu arrives là avec des théories déjà faites, tu risques de passer à côté du film. Il y a quelque chose à découvrir qui émane du matériel. C’est sûr qu’il faut que tu agisses sur le matériel. Le film n’apparaîtra pas si tu ne fais pas de choix mais c’est un échange.

DD : Ce que je veux faire valoir c’est que maintenant il existe des écoles où l’on enseigne le montage. Il ne s’agit pas nécessairement d’appliquer des théories, ce n’est pas scientifique à ce point-là, mais il y a une déformation professionnelle qui s’est installée dans des écoles comme l’INIS, contrairement à avant où l’on venait des lettres, des beaux-arts en général. Il n’y avait donc pas vraiment d’école.

Hélène Girard
Hélène Girard

HG : Non, ils apprenaient sur le tas. Mais, si on parle d’esthétique, j’aimerais bien qu’on parle aussi de la façon dont on tourne maintenant en numérique alors qu’on filme six heures durant un même événement. Avant, en 16 mm, lorsqu’on avait l’usage de quarante minutes de pellicule en quatre bobines, on pensait à ce qu’on voulait tourner. On se faisait un plan, décidé d’avance, tandis que maintenant on se dit « on va tourner tout ça puis on va bien « pogner » quelque chose. » C’est ça qui nous revient souvent. « Regarde les rushes et dis-moi ce que tu vois dedans. » Et il arrive fréquemment que les réalisateurs ne voient même pas tous leurs rushes tellement ils tournent. Ça définit beaucoup, pour moi, actuellement, l’esthétique du documentaire, et même en fiction, on fait ça, on tourne en multi-caméra toutes les prises…

DD : Finalement on ne choisit plus les angles de prise de vue, c’est au montage qu’on voit à ça.

HG : C’est là qu’est la véritable question en ce moment. Le montage, troisième écriture

DD : Avez-vous l’impression que filmer aujourd’hui équivaut à faire de la captation plutôt que de prendre position au tournage?

RR : Si on accepte l’idée que le montage est une troisième écriture, c’est qu’il y en a eu des précédentes. Le tournage en est une aussi. S’il n’y a pas d’écriture au tournage, alors… C’est ce qui arrive quand on nous demande de répondre à un effet de style. J’ai déjà entendu des réalisateurs me dire « j’aimerais ça que ça fasse comme dans ce film, que ce soit monté dans ce style-là ». Ouais, mais tu ne l’as pas tourné de cette façon. C’est toujours le matériel qui décide de la forme.

Rosaire ou la petite nation (1997) de Benoit Pilon, monté par René Roberge
Rosaire ou la petite nation (1997) de Benoit Pilon, monté par René Roberge

Donc, je ne me dis pas au départ « je vais aller monter du René Roberge là-dessus ». Oui, je suis quelqu’un qui aime la transparence, qui aime jouer sur les durées mais c’est toujours en fonction des réalisateurs aussi. Je ne mettrais pas un plan d’une minute avec Luc Côté par exemple. Je sais que ce n’est pas son style. Moi j’embarque dans son style, mais on échange en même temps. Pour moi, tous les styles sont valables.

DD : Restons sur le terrain du tournage. Qu’est–ce que vous attendez du directeur photo? Est-ce qu’il doit tourner en pensant au montage? Est-ce qu’il couvre bien le tournage ? Est-ce qu’il y a assez de plans généraux pour pouvoir faire des choix au montage?

WN : La où le caméraman apporte beaucoup au montage, c’est avec ses sorties de plan. C’est très difficile pour un caméraman de faire de bonnes sorties de cadre, comme de bonnes entrées. S’il lâche son sujet en plein milieu et il coupe, moi, je ne sais pas comment finir. Alors qu’il pourrait le laisser sortir, aller ailleurs, faire un paquet de choses.

Maintenant, pour ce qui est de la vitesse, il y a des années, quand on avait tourné la comédie musicale Ixe-13 de Jacques Godbout, beaucoup de plans avaient été tournés en two-shots et le rythme des dialogues était tellement lent qu’on s’était dit qu’il fallait essayer d’accélérer le film au montage mais ce n’était pas évident. Alors Godbout a intégré des petites phrases à l’intérieur : « il s’approcha, dit-il », « elle répliqua avec force ».

DD : Comme un film muet avec des cartons.

WN : Exactement, mais là c’était la voix. Et c’est à partir de ce moment-là que j’ai compris que le monteur ne peut pas donner le rythme à un film. Il faut que le monteur découvre le rythme qui a été donné au moment du tournage. En d’autres mots, quand un personnage traverse une salle en marchant très, très lentement, tu peux décider de laisser le plan à la moitié de sa longueur. Tu l’auras raccourci physiquement de 50% mais le personnage marche toujours lentement. Et donc tu n’as rien accéléré du tout.

La dictature du sujet: de l’influence néfaste de la télévision

HG : Dans l’esthétique actuelle du film documentaire, je trouve que la parole a pris plus de place que l’image. Ça doit dépendre des époques, ça va et ça revient. C’est beaucoup la parole qui mène les films et l’image devient illustrative. Elle est beaucoup moins évocatrice, parle beaucoup moins par elle-même. Je trouve aussi qu’on tourne de plus en plus, des heures et des heures, et on n’a pas plus de plans de coupe. On tourne, on veut tout attraper, tout ce qui est dit. C’est la parole qui mène.

L’Erreur boréale (1999) de Robert Monderie et Richard Desjardins (Production ACPAV – ONF), monté par Alain Belhumeur
L’Erreur boréale (1999) de Robert Monderie et Richard Desjardins (Production ACPAV – ONF), monté par Alain Belhumeur

DD : Qui structure le film.

HG : Oui, et à cause de ça, la plupart des films se ressemblent beaucoup sur le plan esthétique.

DD : Est-ce que tu dirais que c’est parce qu’on est dans un cinéma de l’utilité en documentaire? Au service de l’efficacité du message?

HG : Oui. La télévision demande ça aussi. On doit monter des formats de 42 minutes pour l’émission « Enjeux » et il faut emprunter un style journalistique avec des têtes parlantes.

RR : Il peut y avoir un beau cinéma de la parole. J’appellerais plus ça la dictature du sujet où c’est le sujet qui doit être couvert de façon précise, déterminée selon les demandes du télédiffuseur ou du producteur dans un mode très télévisuel et très formaté.

HG : Très parlant aussi.

RR : Oui, parce qu’on n’a pas de temps à perdre. On doit donner le plus possible, on est dans le mode information, journalistique presque, ce qui n’empêche pas qu’il y ait d’excellents grands reportages.

Ce qu’il reste de nous (2004) de François Prévost et Hugo Latulippe, monté par Annie Jean
Ce qu’il reste de nous (2004) de François Prévost et Hugo Latulippe, monté par Annie Jean

AJ : C’est vrai qu’il faut que tout soit dit. Mais, à mon avis, ce qui est extraordinaire dans un film c’est le non-dit justement. C’est ce qu’on essaie de laisser au spectateur et qui va lui appartenir.

DD : Sur la question de l’accent mis sur la parole, qu’est-ce que le monteur peut faire, en accord avec le réalisateur, pour laisser respirer le film?

HG : S’il a tourné autre chose que de la parole, on peut l’amener vers ça mais les réalisateurs veulent d’abord tourner leurs entrevues pour avoir leur contenu. Ça les sécurise beaucoup. Il y a là quelque chose de très angoissant. Ils ont tellement peu de journées de tournage ou bien on les leur coupe. Il faut qu’ils cernent leur sujet très vite. Donc, ils tournent des entrevues et vont chercher des shots pour les illustrer.

Scénariser le documentaire?

WN : Vers la fin de ma carrière, il y a bientôt une dizaine d’années, alors que j’étais encore au comité du programme de l’ONF, on demandait de plus en plus aux cinéastes qui soumettaient des projets de films documentaires de présenter un scénario. Alors, imagine que tu fasses une recherche et que tu ailles voir les gens de l’Ile-aux-Coudres pour faire un film sur eux, en te disant « je vais leur faire dire ça ». Donc, tu fais tes entrevues et tu tapes sur ton scénario de documentaire qu’il y a Marie qui dit telle chose. Là, il faut que tu retrouves ça dans ton film fini pour pouvoir suivre ton scénario. Tu repars alors là-bas avec l’obsession de pouvoir faire redire à Marie ce qu’elle t’a dit à la page huit. Ça n’a pas de sens. Pour la fiction, je veux bien mais pour le documentaire c’est complètement ridicule de passer par ces trucs. Il y a quarante ans, quelqu’un disait « je veux faire un film sur la lutte » et ils partaient à quatre caméraman. Ça a donné de bons films à l’époque.

DD : Je vais me permettre de te corriger parce que j’ai rencontré Claude Fournier qui est à l’origine de La Lutte. Il avait quand même écrit cinq pages avant. Il y a ce mythe que Michel Brault et d’autres entretiennent, qu’à une certaine époque, on n’écrivait pratiquement rien et on partait. De toute façon, aujourd’hui, on est loin de ça. Maintenant, il faut réécrire deux ou trois fois avant de pouvoir tourner. Cela dit, est-ce que vous lisez les scénarios avant d’accepter un projet ou la première chose que vous dites au réalisateur c’est « je vais voir les rushes et après je verrai ton scénario. »

RR : C’est sûr qu’on lit le scénario avant et qu’on y cherche les intentions du réalisateur. Le scénario est un outil qui permet de voir le projet et de faire un premier travail, disons, d’écriture. C’est une amorce pour tenter de savoir ce qu’il veut ou pas.

DD : Donc vous êtes souvent dans le projet avant le début du tournage.

HG : On connaît déjà le réalisateur et on connaît ses intentions. Puis il nous raconte ce qu’il veut tourner et on embarque dans l’aventure avec lui.

WN : Vous ne vous trompez pas de terme? Est-ce que vous ne voulez pas dire une recherche plutôt qu’un scénario?

AJ : On devrait peut-être l’appeler comme ça oui.

HG : Je pense quand même qu’une recherche, c’est fouiller un sujet et un scénario c’est écrire des propositions de tournage.

RR : Il peut quand même y avoir de la poésie là-dedans.

HG : Une proposition de tournage, peut-être plus qu’un scénario.

DD : Mais si la rencontre se fait avant le tournage, est-ce que cela favorise l’esthétique que vous pouvez amener au montage? Werner Nold, vous par exemple, comment ça se passait avec Gilles Carle? Est-ce qu’il vous parlait du film avant de le tourner?

Werner Nold et Gilles Carles en 1985
Werner Nold et Gilles Carles en 1985

WN : On en avait parlé mais quand je commençais le montage, il était déjà rendu trois films plus loin. Jacques Godbout, lui, me disait : « je vais faire un film sur les relations Nord-Sud. » Puis, il arrivait avec une pile de livres dont Théorie de la pauvreté de masse de Galbraith et des livres de Dumont. Il me passait toutes les recherches qu’il avait faites et me disait de les lire pour me mettre au courant. Puis, là, il partait tourner. Quand il revenait, j’avais lu en grande partie ces livres et là, il me disait « maintenant, tu en connais autant que moi » et puis on discutait de chacune des séquences. En même temps, il préparait déjà son commentaire pour ce que j’allais monter et ainsi de suite.

DD : Il faut dire que c’était dans un contexte de travail à peu près idéal. Vous aviez la sécurité qu’il fallait et le temps pour monter.

Jean-Claude Labrecque filmant Les Jeux de la XXIe Olympiade (1977) de Labrecque, Jean Beaudin, Marcel Carrière et Georges Dufaux, monté par Werner Nold
Jean-Claude Labrecque filmant Les Jeux de la XXIe Olympiade (1977) de Labrecque, Jean Beaudin, Marcel Carrière et Georges Dufaux, monté par Werner Nold

WN : Il y a un seul film où l’on m’a donné une date précise de sortie, c’est le film sur les Jeux Olympiques. Tous les autres, on me demandait quand est-ce que tu penses que ça va finir? Je répondais que je ne le savais pas encore, qu’il fallait que je regarde d’abord tous les rushes pour le dire. Et puis, à un moment donné, je disais que ça allait être prêt dans deux mois et demi ou trois. Si, alors, ce n’était pas prêt, je leur donnais des explications et ils se satisfaisaient de ça. Tant qu’ils savaient que tu travaillais, ils ne te harcelaient pas pour que tu ailles plus vite.

Monter c’est trouver

DD : Comment, en tant que monteur, peut-on influencer la démarche du réalisateur?

HG : Un réalisateur qui veut travailler avec toi va t’appeler et t’envoyer son projet. Tu le lis, tu le rappelles, tu en discutes avec lui, tu lui parles de ses personnages, tu lui poses des questions qui vont le faire avancer dans sa réflexion à lui. C’est le petit grain de sel que tu apportes. Tu peux aussi lui faire des suggestions et on commence à échanger. Après, quand on s’assoit dans la salle de montage, on regarde les rushes et la conversation se poursuit.

Ce qu’il reste de nous (2004) de François Prévost et Hugo Latulippe, monté par Annie Jean
Ce qu’il reste de nous (2004) de François Prévost et Hugo Latulippe, monté par Annie Jean

AJ : Pour le film sur le Tibet, Ce qu’il reste de nous, la forme du film a pris corps en salle de montage, à la suite des discussions qu’on a eues. C’est comme ça qu’il a été décidé de rajouter la voix-off qui allait assumer ce rôle de réflexion un peu philosophique. On a exploré cette piste ensemble en faisant des essais pour bien l’ajuster au film. Le montage, c’est beaucoup ça aussi, des essais, erreurs. Parce que ça ne marche pas toujours, parfois sans trop que l’on sache pourquoi.

DD : Est-ce que ça vous est arrivé de faire fausse route pendant un bon bout de temps?

La Naissance d’une messe (2002) de Jean-Claude Coulbois, monté par Annie Jean
La Naissance d’une messe (2002) de Jean-Claude Coulbois, monté par Annie Jean

AJ : Moi, ça m’est déjà arrivé, sur La Naissance d’une messe. C’est un film sur les répétitions de théâtre de la pièce Messe solennelle pour une pleine lune d’été de Tremblay, mise en scène par Brassard. J’ai commencé à monter et à assembler. Le texte était intéressant, il y avait beaucoup d’extraits de la pièce qui pouvaient nous amener à un autre niveau. Petit à petit, je me suis laissé prendre par l’aspect très séduisant du matériel et, à un moment donné, je ne trouvais pas le film, j’avais fait fausse route. Quand je m’en suis rendu compte, j’ai décidé de pratiquement inverser les coupes : c’est-à-dire que j’ai enlevé ce que j’avais inclus dans le montage et j’ai mis ce que j’avais exclu. Ce n’était pas aussi radical que ça. Je l’explique grossièrement mais c’est en gros l’opération que j’ai faite. Là, le film a commencé à apparaître. Donc je m’étais trompée de route, mais se tromper ça fait partie du travail.

RR : C’est très vrai ce que dit Annie. Quelques fois, on est obligé de détruire, je dirais, l’authenticité du matériel filmé. Je donnerais l’exemple d’une entrevue que tu commences à monter. Tu la montes, tu la découpes, tu mets des plans puis, à un moment donné, tu prends conscience que c’est trop monté et que tu viens de perdre ce que la personne te donnait comme cadeau. Certaines fois, on est obligé de passer par là pour se rendre compte que, dans le fond, il fallait rester dans la simplicité. Ça amène parfois des solutions géniales! D’autres fois, on s’égare mais on trouve quand même un élément intéressant qu’on garde avant de jeter tout le reste.

La signature est dans l’échange avec le réalisateur

DD : Est-ce que vous avez tendance à aller jusqu’à la limite du possible? Combien de fois peut-on faire et défaire ce qu’on a fait? Jusqu’où peut-on aller?

HG : Il faut aller le plus loin possible mais la notion de temps entre beaucoup en ligne de compte à cause des paramètres économiques. Peu importe que tu aies douze semaines ou huit ou neuf, il t’en faudrait juste une de plus pour pousser le film plus loin, pour éventuellement retourner aux rushes.

DD : Lorsque vous demandez cette semaine, est-ce que vous l’obtenez ou il vous faut beaucoup négocier?

HG : La négociation est de plus en plus difficile. Parce que souvent on ne voit pas ce qu’on est en train de faire. Tu la tiens ta structure mais tu pourrais chercher plus loin encore.

RR : Oui mais puisque ça fonctionne…

Soraïda, une femme de Palestine (2004) de Tahani Rached, monté par Hélène Girard
Soraïda, une femme de Palestine (2004) de Tahani Rached, monté par Hélène Girard

HG : Oui, le diffuseur l’achète. Pour moi, c’est la notion de temps dans notre travail qui est importante. Ce n’est pas qu’on est lent et qu’on veut faire traîner les choses. On a besoin de temps pour évaluer si ça marche ou pas. Il y a aussi une autre notion, à mon sens, qui est importante quand on parle d’esthétique : c’est que la forme, l’esthétique doit être au service du contenu, du propos, du point de vue et de la vision d’un réalisateur, d’une émotion aussi. Alors, il est nullement question d’imposer mon rythme.

DD : Est-ce que vous êtes en train de dire qu’il n’y aurait pas réellement de signature de monteur?

HG : La signature, c’est dans l’échange, dans la relation, dans l’accouchement qu’un réalisateur va faire de son film et c’est là que le métier, aussi, se révèle parfois très difficile. On fait la troisième écriture avec le réalisateur mais ce n’est pas notre film. On n’est que la gardienne ou le gardien du film. On peut beaucoup lui donner. Qu’est-ce que le film dit? Qu’est-ce qu’il veut dire? Lors d’une séquence dramatique dans un film, là où il y a du stress, tu coupes vite, tu mets de la tension. Tu le fais pour cette raison, pas parce que toi tu veux faire une belle coupe. Faire une belle coupe, c’est la première chose que l’on nous apprend mais c’est aussi ce qu’il y a de plus facile. Il vaut mieux qu’elle soit moins belle, mais on s’en fout, si elle sert l’émotion et le contenu, c’est celle-là qui faut garder.

Ce qu’il reste de nous (2004) de François Prévost et Hugo Latulippe, monté par Annie Jean
Ce qu’il reste de nous (2004) de François Prévost et Hugo Latulippe, monté par Annie Jean

AJ : Des fois, c’est mieux de ne pas couper. Une fois, pendant le montage de Ce qu’il reste de nous, Hugo Latulippe a dit : « Il y a quelque chose qui ne marche pas, on ne sent pas le Tibet. » Mais comme moi je ne suis jamais allée au Tibet, je ne voyais pas ce qu’il voulait dire. Puis il rajoute: « On ne sent pas la lenteur, on ne sent pas l’espace. » Là, j’avais compris. Il m’en avait suffisamment dit pour que je comprenne qu’il fallait que j’utilise moins de beaux plans mais que je les fasse durer plus longtemps.

Atteindre l’état de grâce

DD : Est-ce qu’il vous arrive de commencer un montage sans avoir tout le matériel en main?

RR : Ça arrive de plus en plus.

DD : Dans ce cas, alors, on peut facilement faire fausse route et s’apercevoir que la deuxième portion du tournage va dans un autre sens.

Pour la suite du monde (1962) de Pierre Perrault et Michel Brault, monté par Werner Nold
Pour la suite du monde (1962) de Pierre Perrault et Michel Brault, monté par Werner Nold

HG : Il faut faire une distinction entre la fiction et le documentaire. En fiction, comme tu as un scénario, tu peux monter en suivant les rushes puis tu fais un premier montage en suivant la première intention de l’auteur. C’est beaucoup plus difficile en documentaire. Je l’ai fait et j’aime moins ça. Je le fais quand on a des échéanciers très très courts, mais idéalement, il faudrait avoir tout le matériel, parce qu’il y a une écriture particulière au documentaire.

WN : Parce que n’importe quel plan peut être le premier plan dans un documentaire. Évidemment, il faut que tu les aies tous vus.

RR : Mais c’est intéressant de visionner au fur et à mesure. J’aime suivre le processus du tournage, commenter ou pas, mais je déteste dire aux réalisateurs quoi tourner, ce n’est pas du tout mon rôle.

DD : Combien de fois devez-vous voir une image pour saisir vraiment ce qu’elle veut dire? Parce qu’il peut aussi se créer, au bout d’un certain temps, un effet de saturation. Moi, j’aime prendre des pauses en cours de montage sinon je ne vois plus.

Pour la suite du monde (1962) de Pierre Perrault et Michel Brault, monté par Werner Nold
Pour la suite du monde (1962) de Pierre Perrault et Michel Brault, monté par Werner Nold

WN : Quand j’avais des difficultés avec une séquence, je la mettais de côté. Puis, après deux, trois, quatre jours, avec le recul, je la reprenais et généralement ça allait bien. Mais je vais vous raconter une histoire qui, aujourd’hui encore, m’obsède parce que je n’ai jamais compris comment ça fonctionne. Ça remonte à Pour la suite du monde. J’ai monté une séquence avec la scène de la bénédiction de la pêche. Il y avait beaucoup de matériel là-dessus avec la forge, le personnage d’Alexis et d’autres. Je monte une séquence qui finit par durer huit minutes. On la regarde et on a tous eu le frisson, tellement on trouvait ça extraordinaire et génial. Mais, évidemment, huit minutes, c’était complètement aberrant. Il fallait donc faire une séquence beaucoup plus courte. Je la ramène alors à une minute et demie, deux. Mais là, plus aucune réaction: elle ne veut plus rien dire. Comme j’avais du temps à l’Office, le luxe que vous n’avez plus, j’ai essayé de remonter cette séquence comme elle était à huit minutes. Je n’en ai pas été capable. On n’avait plus ce sentiment. On n’avait pas non plus les appareils pour garder en mémoire les plans tels qu’ils avaient été placés. J’étais donc incapable de retrouver cet état de grâce. Je suis reparti de ces huit minutes, j’ai essayé de les réduire : aucun effet encore. Finalement, j’ai fait refaire les rushes et j’ai remonté une séquence qui est dans le film aujourd’hui mais qui n’est rien à côté de ce qu’on avait vu quand elle avait huit minutes. On n’a jamais su pourquoi.

DD : L’état de grâce. Dès qu’on l’atteint pour une séquence, on dirait qu’on ne peut plus rien toucher. Ou sinon, alors, ce n’est plus la même chose évidemment et on perd cet état- là. Mais, est-ce que c’est parce qu’on y a touché ou parce qu’on ne peut pas vivre deux fois l’état de grâce avec la même séquence? C’est tellement délicat.

WN : Non, c’est parce qu’on y a touché. Ces sont des mises en relation. Si tu intervertis deux plans, ils disent autre chose. Si j’avais eu la mémoire des plans et de la longueur qu’ils avaient, j’aurais pu retrouver cet état de grâce.

Trahir ou ne pas trahir

DD : Abordons les questions d’éthique. Vous avez un personnage qui a confié au réalisateur des choses et vous allez avoir à couper dans ce qu’il a dit, donc le citer ou le citer hors contexte des fois même si vous allez toujours chercher à mettre ces paroles en contexte. Mais vous ne savez pas non plus si le tournage s’est fait dans les règles de l’art. Vous allez, finalement, avoir votre mot à dire et refuser même de faire un film qui vous semble ne pas respecter des règles d’éthique. Quels problèmes d’éthique vous avez rencontrés et où commence l’éthique pour un monteur?

AJ : Dans le cas du documentaire, avant d’être des personnages, les gens qu’on filme sont des personnes, des citoyens. On a envers eux deux responsabilités essentielles à mes yeux : on a la responsabilité de comprendre réellement ce que ces gens veulent dire. Dans un film, comme tu ne peux pas tout mettre, il faut que tu exclues des choses, mais si tu comprends vraiment ce qu’ils voulaient dire à ce moment-là, si tu connais bien le sujet, eh bien, tu ne les trahiras pas et tu le feras avec justesse. Notre deuxième responsabilité, c’est de ne pas chercher à piéger les gens.

Bacon, le film (2001) de Hugo Latulippe, monté par Annie Jean
Bacon, le film (2001) de Hugo Latulippe, monté par Annie Jean

DD : Question délicate justement. Dans Bacon, le film, il y a un personnage avec une chaîne en or qui est très fier de ses porcheries. Il était présent à la première du film et, à la fin de la séance, il s’est levé scandalisé en disant « je ne savais pas que j’étais le méchant dans l’histoire ». Pendant le tournage, le réalisateur n’avait pas avoué au personnage qu’il allait avoir besoin de lui pour montrer le mauvais côté de la médaille, si on veut. Donc, qu’est-ce qu’on fait au montage?

HG : C’est la responsabilité du réalisateur.

AJ : Mais c’est aussi celle du monteur. On a eu d’énormes discussions en salle de montage, uniquement avec ce personnage. Même si je ne suis pas du tout d’accord avec lui, il est important de le respecter et de le laisser dire ce qu’il a à dire. Si on avait voulu le piéger, on aurait pu. Il a dit des choses épouvantables qui ne sont pas dans le film. Et je dois avouer ici, qu’il y a un plan dans le film – je ne sais pas si Hugo Latulippe est là, j’espère qu’il n’est pas là – que je regrette. C’est un plan qui dure trois secondes mais qui n’était pas nécessaire. Il s’agit d’un très gros plan sur ses yeux et, à mon avis, dans ce plan, il y a une condamnation.

DD : Éthiquement, ça va trop loin?

AJ : Oui, il y a une zone de fragilité et si c’était à refaire je ne le referais pas. C’était une décision commune et c’est correct. On l’a fait à ce moment-là de notre vie mais maintenant, quand je le regarde, je suis très critique par rapport à ce choix. Ça veut dire que j’ai avancé dans ma réflexion. Mais ces questions éthiques sont omniprésentes dans une salle de montage, surtout quand il est question de sujets un peu chauds.

Bacon, le film (2001) de Hugo Latulippe, monté par Annie Jean
Bacon, le film (2001) de Hugo Latulippe, monté par Annie Jean

DD : Il y a des sujets plus difficiles que d’autres. Le film Bacon a permis un moratoire, ce qui est une bonne chose en soi. Mais pour faire un film controversé ou si on cherche à provoquer une controverse, est-ce qu’il faut sacrifier un personnage ou une vraie personne pour arriver à ses fins?

AJ : Non, jamais. On n’a pas le droit.
HG : L’être humain est plus important que le personnage? AJ : Bien sûr.
DD : Donc il faut sauver l’être humain?

AJ : Si c’est par souci d’efficacité pour le montage, il faut savoir se foutre de l’efficacité à un moment donné.

DD : Même si le film a moins d’impact?

RR : On est de plus en plus là-dedans par contre. DD : On est toujours à la limite.

RR : Moi, dans Bacon, j’avais eu de la misère avec ce personnage. C’est dommage parce que le film était correct et on n’avait pas besoin nécessairement de le manipuler. Des fois, on me dit que c’est pour la cause. Oui, peut-être, mais on a déjà vu ce que la propagande faisait pour la cause, pour toutes les causes. On a chacun nos causes. Dans le film de Richard Desjardins, L’Erreur boréale, il y avait aussi de la manipulation. Moi, en tant que monteur, je voyais très bien des trucs, la construction avec la musique. Denis Gheerbrant dit quelque chose d’intéressant: « Quand je suis dans une salle de montage, il y a deux portes derrière moi. Derrière l’une, il y a le personnage qui a été filmé et derrière l’autre, il y a le spectateur. Et moi, je suis entre les deux et je n’ai qu’à bien me tenir. » C’est sûr que, pour la clarté du propos, il faut manipuler les entrevues et jouer avec. On déforme toujours, c’est évident.

DD : Tu l’avoues.

Roger Toupin, épicier variété (2003)de Benoit Pilon, monté par René Roberge
Roger Toupin, épicier variété (2003)de Benoit Pilon, monté par René Roberge

RR : J’admets que, des fois, dans plusieurs films, Roger Toupin, ou Rosaire ou la petite nation, j’adoucis les angles des personnages pour les rendre peut-être moins désagréables, parce que leur côté désagréable ne les enrichit pas. D’autres fois, par contre aussi, je vais leur donner un petit côté désagréable, sans être méchant, parce que ça ne les dessert pas.

DD : Ça les rend plus humains.

RR : Ça fait juste nous les rendre plus riches.

HG : Par contre, tu gardes leur essence. Ce qu’Annie disait, c’est très important dans les deux démarches. Il s’agit d’être authentique par rapport au personnage.

DD : Avec ses contradictions aussi.

RR : Oui puis tu peux faire un clin d’œil. Un petit défaut par ci, par là. Mais il est très important que les personnages ne se sentent pas trahis lorsqu’ils se voient. On fait des films avec de l’argent de l’État, ce sont des fonds publics et ces gens-là se donnent sans être payés, on n’a pas de rapports professionnels avec eux. Un comédien, c’est autre chose, on le paye.

L’Erreur boréale (1999) de Robert Monderie et Richard Desjardins (Production ACPAV – ONF), monté par Alain Belhumeur
L’Erreur boréale (1999) de Robert Monderie et Richard Desjardins (Production ACPAV – ONF), monté par Alain Belhumeur

Question du public : Je voudrais revenir au film Bacon. Ce qui importe, il me semble, c’est la relation que le réalisateur a eu avec son personnage. Je pense aussi aux films de Michael Moore, à The Corporation, et à celui de Desjardins. Peu importe la raison pour laquelle ces films sont faits, il ne faut pas non plus tomber dans une espèce d’objectivité qui fait dire «il ne faut faire de mal à personne ». Dans le fond, on ne peut pas non plus être nécessairement gentil, notamment avec des personnages grossiers.

RR : Mais y a une différence entre cacher les grossièretés et…

Public: …Volontairement « démoniser » la personne.

RR : C’est une forme de style aussi. Moi, Michael Moore me fait rigoler mais il utilise les techniques du divertissement qui privilégie l’efficacité. Il fait son cirque mais c’est correct. Il y a quand même un talent de montage derrière. Puis il y a du contenu et on rigole. Ça fait du bien, comme société, d’avoir ces espèces de caricaturistes qui font rigoler et qui frappent. Je n’ai pas de problème avec ça parce que je suis dans son camp. Si j’étais dans le camp adverse ou si c’était le camp adverse qui faisait ça dans mon camp, peut-être que je la trouverais moins drôle aussi.

WN : Si on était membre de la NRA, on aimerait moins ça. Se censurer ou pas?

DD : Werner Nold, quand j’ai montré Avec tambour et trompettes à mes étudiants, ils se sont réjouis. Ils se disaient « ça y est, on peut faire des films comme ça, qui ont l’air de rire du monde ». Mais, dans les faits, lorsque le film a été montré aux personnages, eux- mêmes se sont trouvés fantastiques.

Avec tambours et trompettes (1968) de Marcel Carrière, monté par Werner Nold
Avec tambours et trompettes (1968) de Marcel Carrière, monté par Werner Nold

WN : Quand on a fait Avec tambours et trompettes, on n’était pas tout à fait conscients, ni le réalisateur, ni moi, ni les caméramans, de tout ce que ça impliquait. C’est un congrès de zouaves qui a lieu à Coaticook en 1967 et on en a tiré un documentaire. Ils venaient tous de l’Ontario et ils ont monté leurs tentes à l’intérieur d’une cour d’école et nous on les filmait. Ils étaient joyeusement ridicules mais il faut dire qu’on les trouvait tous excessivement sympathiques. Pour ma part, je suis tout de même assez puritain et mon autocensure est plutôt forte. Donc, j’avais censuré un paquet de trucs, c’est-à-dire les caisses de bière qu’on ne voit pas, les bonnes femmes dans les tentes non plus, plein de choses ont été coupées, on avait fait une bonne job. Mais, malgré tous ces trucs coupés, quand le film était projeté, tout le monde riait et se bidonnait. Et puis, là, on commençait à avoir peur de le montrer aux zouaves. Pourtant, quand ils l’ont vu, ils ont été fiers d’eux. Je n’oserais plus toucher à ça maintenant. De toute façon, aujourd’hui, il est impensable de faire un film comme ça. Avec des comédiens peut-être mais pas avec du vrai monde.

DD : Est-ce qu’il faut montrer le film aux personnages avant qu’il ne soit montré au public?

WN : Je pense que ç’est toujours essentiel de le faire. Une fois, on a montré le film à peu près fini à un personnage qui ne voulait pas se voir dans le film. Comme à cette époque, on ne faisait pas signer des décharges, si une personne ne voulait pas être dans votre film, tu étais obligé de remonter pour l’enlever. Parfois, il peut y en avoir plus qu’un. Tu l’enlèves aussi. Avec pour résultat qu’à la fin, tu n’as plus de film. J’ai vécu ça une fois. Donc il faut faire signer des décharges. Mais même avec une décharge, il faut montrer le film aux personnages pour qu’ils puissent donner leur accord et qu’ils sachent ce que les gens vont voir.

HG : C’est plus qu’une question d’éthique, c’est une question de politesse aussi.

Roger Toupin, épicier variété (2003)de Benoit Pilon, monté par René Roberge
Roger Toupin, épicier variété (2003)de Benoit Pilon, monté par René Roberge

RR : Moi, j’ai vécu le problème inverse avec des personnages qui auraient voulu être dans le film et qui, en fin de compte, n’y sont pas. Ça pose aussi un problème éthique

parce qu’ils ont donné du temps, ils ont des attentes mais tu n’arrives tout simplement pas à les intégrer dans le film.

HG : Dans ce cas, moi, je dis au réalisateur d’appeler la personne, avant même que le film ne soit terminé, pour le prévenir.

WN : D’habitude, on lui remettait une cassette avec les bouts de rushes dans lesquels il était.

RR : En tant que monteur, on a un pouvoir énorme. Je peux rendre conne n’importe quelle personne intelligente ou le contraire. On peut jouer comme on veut. C’est notre responsabilité. C’est plus là que l’on doit retrouver une certaine éthique.

HG : Pour moi, c’est une évidence. Tu ne vas pas rendre une personne délibérément mauvaise ou lui donner le mauvais rôle. Je ne connais pas de monteur qui ferait ça.

DD : Même les spectateurs ne sont pas prêts à accepter ça. On peut sentir un malaise terrible dans une salle quand le monteur va trop loin. Ou le réalisateur. Donc, est-ce que vous tentez généralement de sauver les personnages, de ne pas les laisser se couler?

HG : Oui, en général, ça fait partie de notre métier. Ils deviennent nos personnages. On vit quotidiennement pendant des semaines avec eux. On les bichonne, on s’occupe d’eux.

WN : Ce qui est aussi dangereux c’est l’autocensure. Il ne faut pas dire : « ça je ne le mets pas dedans ». L’autocensure, pour moi, c’est quelque chose de pire que la censure réelle. Des fois, il m’est arrivé de me dire « non je fais pas ça » puis je le faisais pareil, en pensant que j’allais me faire censurer. Finalement, la question ne s’est même pas posée, personne n’a rien dit. Donc, c’était moi le censeur numéro un dans la pièce.

Défendre ses positions et ses principes

Question du public : Je suis monteur de films documentaires et de reportages pour la télévision. Cet été, j’ai monté un truc un peu bizarroïde qui m’a été vendu comme un documentaire, une espèce de télé-réalité, et dernièrement on m’a proposé de faire un vrai programme de télé-réalité. Là, j’ai dit non. L’éthique, elle est là aussi. Dans le domaine du reportage ou dans le cadre d’un magazine, il y a de vrais problèmes éthiques, beaucoup plus que dans le documentaire. En France où je travaille, il arrive régulièrement que le réalisateur me mette une certaine pression parce que le rédacteur en chef lui met une certaine pression qui vient du producteur ou de la chaîne. Il y a une espèce de facilité. On peut faire un reportage qui se passe en Irak, on suit un mec, on ne sait pas trop, puis tiens on va dire Al Qaïda, on va dire terroriste. Puis on nous glisse des petits mots comme ça et là ça devient un vrai problème.

Dans le documentaire, on travaille plus dans la durée. On peut aider le réalisateur et on le considère un peu comme un copain. On est dans des conditions confortables, entre gens bien élevés, on a des intentions et une éthique communes. Il y a déjà un fond d’éthique commun qui permet de travailler dans de bonnes conditions et peut-être de ne pas se retrouver trop confronté à des problèmes de conscience mais face à une responsabilité esthétique et éthique. Comme dans l’utilisation de la musique qui tue parfois le sujet et noie des faits intéressants ou encore les effets gratuits de montage.

Est-ce que vous vous êtes retrouvés dans un cas de figure où vous êtes en train de faire un montage et vous éprouvez un problème moral, profond? Comment on peut agir à ce moment? Avec toute la pression…

Avant le jour (1999) de Lucie Lambert, monté par René Roberge
Avant le jour (1999) de Lucie Lambert, monté par René Roberge

RR : Quand j’ai fait la version de 52 minutes pour la télé d’Avant le jour de Lucie Lambert, il est évident que j’ai tué ce film. On n’avait pas le choix, financement oblige. C’était un film d’environ 90 minutes où le rythme lent est important, qui porte une réflexion sur le territoire, sur les gens qui vivent à Blanc-Sablon. Il aurait fallu recommencer à zéro et comme ça m’aurait pris un autre quatre, cinq mois de montage, c’était impossible. Je l’ai donc tué. En tant que monteur, ce sont les plus gros problèmes éthique et esthétique que je peux vivre et que je vis à chaque production. Avec Roger Toupin, épicier variété, notamment, qui faisait 95 minutes et qu’il fallait ramener à 52 minutes. C’est évident que tu viens de perdre quelque chose. En plus, la rythmique ne fonctionne plus.

DD : Est-ce qu’on pourrait demander à un autre monteur de faire la version télé?

RR : Non, je le fais parce qu’on essaie de limiter les dégâts au maximum. Mais c’est évident que c’est un énorme problème parce que ton financement n’est possible que si tu as la télévision. C’est pour ça que la profession a demandé que le documentaire puisse être produit pour le grand écran, que les réalisateurs puissent faire des films qui correspondent à leurs propres formats et qu’ils ne soient pas obligés de faire des 52 minutes. On a donc ouvert un programme pour les salles de cinéma. Enfin, le documentaire n’a plus besoin de la télévision pour être présenté en salle. Mais qu’est-ce qui s’est passé par la suite? On a amené la télévision au cinéma avec des films comme Voleurs d’enfance qui prennent la place des ceux qui s’étaient fait promettre qu’ils n’auraient plus besoin de la télé.

Un Fleuve humain (2006) de Sylvain L’Espérance, monté par René Roberge
Un Fleuve humain (2006) de Sylvain L’Espérance, monté par René Roberge

Ça paraît un peu pessimiste ce que je dis, mais en ce moment, je me fais un fun fou de travailler avec Sylvain L’Espérance avec un budget minime. Je monte dans mon sous-sol parce qu’on n’a pas d’argent. Ce ne sont pas les meilleures conditions mais je retrouve le travail de création et de discussion, comme à la belle époque de l’ONF. Le prix de la liberté, en fin de compte, est un peu cher des fois.

DD : Par rapport à la question d’éthique, est-ce qu’il vous est arrivé de préférer abandonner un travail de montage en cours parce que le film véhiculait des mensonges ou des informations non vérifiées?

HG : Il y a à peu près huit, dix ans, je visionnais des rushes avec un réalisateur avec qui c’était la première fois que je travaillais. Au bout d’une semaine, je me suis rendu compte qu’on n’en avait pas du tout la même lecture. Je sentais qu’il y avait une distorsion dans l’analyse des rushes, que ce réalisateur twistait son affaire. J’ai dit au producteur : « on va diviser la facture en deux parce que je me suis engagée, parce que, malgré tout, j’ai fait un travail qui est valable, qui va bénéficier à la production, mais comme il faut que tu recommences avec quelqu’un d’autre, voilà ce que je te propose ». C’est comme ça que je m’en suis sortie et j’étais très soulagée parce que je ne me serais pas vue endosser ce film. C’est tellement important, pour moi, l’échange et la complicité avec un réalisateur. Si tu n’as pas la même lecture des choses c’est impossible. C’est la raison pour laquelle il faut absolument voir les rushes dans les deux premières semaines parce que c’est là que se trouve la première, la seule peut-être, vraie porte de sortie.

RR : C’est là que tout se décide.

WN : C’est terriblement déchirant de prendre une telle décision De dire « je lâche ». Je l’ai fait moi aussi une fois et c’est des moments terribles. On s’en souvient toute notre vie parce qu’il y a une espèce d’honnêteté vis-à-vis de soi en constatant qu’on ne peut pas continuer dans ces conditions mais il y a aussi un sentiment d’échec parce que tu te sens incapable de rentrer dans ce jeu. Donc, on charrie tout ça : cet échec, cette obligation d’éthique et de franchise. C’est extrêmement dur. Ça prend de l’éthique de la part d’un monteur de dire « non je ne montrai pas ce film parce que je n’aime pas les personnages ou je n’aime pas le sujet. Je ne veux pas m’embarquer là-dedans parce que si je m’embarque, je vais desservir le film et je n’ai pas envie de lui faire ça. »

RR : Il y a aussi moyen de discuter avec les gens. Moi j’ai vécu des situations qui pouvaient être difficiles, où je refusais de faire telle chose. Mais on peut aussi argumenter. Je ne fais pas que refuser : je discute également. Lorsqu’on me demandait «

c’est quoi être un bon monteur? » Je répondais bien sûr qu’il fallait de la patience mais aussi avoir une grande gueule des fois. C’est qu’il faut être capable d’argumenter, essayer de convaincre.

DD : Contrairement à ce qu’on peut penser, les réalisateurs ont besoin de ça. Ce ne sont pas les producteurs qui vont jouer ce rôle. C’est plus au moment du montage que ça se passe, en huis clos.

Pour la suite du monde (1962) de Pierre Perrault et Michel Brault, monté par Werner Nold
Pour la suite du monde (1962) de Pierre Perrault et Michel Brault, monté par Werner Nold

WN : Il m’est arrivé à quelques occasions d’avoir des problèmes avec des producteurs qui voulaient que j’enlève des scènes retenues par le réalisateur ou des commentaires rajoutés par lui. Mais je refusais au risque de me faire renvoyer ou de ne pas être payé. Moi, dans ma tête, j’ai toujours travaillé pour un réalisateur et non pas pour un producteur. J’ai une espèce de fidélité pour le réalisateur et les réalisateurs avec lesquels j’ai travaillé m’ont toujours défendu. Une fois, j’ai monté un film pour la production anglaise de l’Office et le producteur qui considérait que je mettais trop de temps à faire les choses a fait des pressions pour obtenir mon renvoi du film. On se rapprochait bien sûr de la fin de l’ONF tel qu’il était à l’époque. Mais le réalisateur était content de ce que je faisais et il a dû se battre pour me garder dans l’équipe, comme moi je l’aurais défendu pour ne pas qu’on enlève quelque chose au montage sans qu’il ne soit d’accord. C’est un échange de loyauté, de fidélité, et je dirais d’amour finalement. Quand on y pense, en travaillant six mois avec un réalisateur dans une salle de montage, vous passez plus de temps durant cette période avec lui qu’avec votre propre femme. Il faut donc qu’il y ait une sacrée connivence, respect et amour entre ces deux personnes. Qu’il soit homme ou femme.

DD : Comment évolue justement votre travail avec les réalisateurs avec lesquels vous êtes habitués de travailler et comment passez-vous de l’un à l’autre? Autrement dit, comment abordez-vous la rupture dans la continuité ou la continuité dans la rupture?

RR : Moi, je vais toujours voir ailleurs. Avec Sylvain L’Espérance, par exemple, on est à notre quatrième film ensemble. Sauf que je travaille sur d’autres films et lui a sa vie aussi. C’est sûr que si je montais toujours avec le même réalisateur, jour après jour, année après année, à un moment donné, je n’apprendrais plus, je n’évoluerais plus. Ce sont les rencontres avec différents réalisateurs, différents monteurs, différents directeurs photo qui comptent. Manipuler la machine, ça, tout le monde peut le faire. Quand tu travailles avec Jacques Leduc ou avec Serge Giguère et quand c’est le réalisateur lui-même qui fait sa caméra, les problèmes sont totalement différents, les façons de monter aussi. Sans compter la relation que tu as avec chacun d’entre eux.

DD : Il y a aussi le lien que le réalisateur a avec ses plans.

RR : Avec le numérique, cette question se pose de plus en plus. Maintenant que les réalisateurs font leur propre caméra, un rapport très différent s’établit dans la salle de montage. Ils ont un attachement supplémentaire à leur matériel et il faut en tenir compte.

De la «beauté» des images

Question du public: J’essaie de me mettre dans la tête d’un monteur quand il regarde lesrushes pour la première fois. Quelles sont vos attentes à ce moment-là?

HG : Moi, je veux me faire toucher, je veux être intéressée. Je veux qu’ils m’apprennent quelque chose. C’est d’abord ça qui va venir me chercher. C’est après que je me demande si j’ai assez de matériel pour raconter l’histoire que cette séquence veut raconter ou dire ce que cette séquence veut exprimer. Ça se fait en deux temps.

DD : Est-ce que la qualité des images que vous avez au départ va en s’améliorant ou en se détériorant? Que ce soit celles tournées par des directeurs photo ou, comme dans bien des cas, celles des réalisateurs qui font eux-mêmes leur caméra.

Un Fleuve humain (2006) de Sylvain L’Espérance, monté par René Roberge
Un Fleuve humain (2006) de Sylvain L’Espérance, monté par René Roberge

RR : Je fais souvent ce constat, qui est assez paradoxal : plus il y a d’heures de tournage, moins on a d’images, habituellement. En fait, c’est parce qu’elles ne sont pas choisies à l’avance, parce qu’elles ne sont pas réfléchies. On se retrouve alors carrément dans une jungle. Tu sais qu’il y a un bon plan quelque part et qu’il faut aller le trouver. Mais, à un moment donné, c’est normal de ne plus le voir. Moi, les plans doivent venir me happer. Tu ne dois jamais oublier les premières impressions que tu as eues. C’est pourquoi les premières réactions aux rushes sont tellement importantes. C’est là que tu décides vraiment si un personnage est intéressant ou non. Parce qu’au fur et à mesure qu’on travaille, on finit par les oublier. Alors, on retourne dans les rushes, et on se demande « mais pourquoi j’aimais ce plan? » Un beau plan, ça ne veut rien dire. Une carte postale non plus. Tout dépend du film et du contexte de la séquence. Il peut donc y avoir soixante douze milles beaux plans, et aucun qui rentre dans le film, comme il peut y avoir trois beaux plans et ils sont majeurs. C’est le film qui décide.

WN : Mais un beau plan est un beau plan en comparaison d’un qu’il l’est moins.

RR : En soi, oui. Mais j’ai vu des cadrages qui sont des cadrages non conventionnels et qui, dans tel film, étaient beaucoup plus valables qu’un beau plan conventionnel.

HG : Il y a des beaux plans puis il y a des beauty shots. Je ne sais pas si vous comprenez la différence entre les deux. Un beau plan a une émotion, un contenu, pas un beauty shot…

Roger Toupin, épicier variété (2003)de Benoit Pilon, monté par René Roberge
Roger Toupin, épicier variété (2003)de Benoit Pilon, monté par René Roberge

Intervention du public : En fait, on travaille avec de la matière déjà existante. On en fait un certain nombre de choses mais il y a une responsabilité qui est encore, à mon avis, bien plus grande, c’est celle de celui qui fait cette image-là. J’aurais tendance à croire qu’il y a un nivellement par le bas. Il y a un film qui a eu un succès fou cette année en France qui s’appelle Mondovino de Jonathan Nossiter. Il n’y a jamais eu la moindre critique sur l’image. Or, c’est un film qui a été tourné style « je prends ma caméra et je filme ». Je ne sais pas comment le monteur s’en est sorti. Tout le monde a trouvé que ce film était génial. Dans le fond, c’est un très bon film mais, encore une fois, on nous sert une façon de nous habituer à une image qui n’a pas de sens, qui n’a pas d’importance. D’autre part, une des choses que moi j’apprécie en tant que monteur, c’est quand j’ai un opérateur qui vient dans la salle, qui vient voir les rushes, qui vient peut-être même discuter. Nous sommes souvent coupés du reste de l’équipe alors qu’on fait partie d’une même chaîne, on travaille sur le même film. C’est hyper cloisonné et chacun agit dans un compartiment de la production. Comment ça se fait qu’on ne soit pas plus en relation, qu’on ne collabore pas plus ensemble?

Werner Nold en pleine démonstration en compagnie de Jean-Claude Labrecque et Michel Brault en 1980.
Werner Nold en pleine démonstration en compagnie de Jean-Claude Labrecque et Michel Brault en 1980.

WN : Je voudrais faire un retour sur le passé. La grande valeur de l’ONF, entre les années 60 et les années 1995 -2000, c’est le fait qu’on ait tous appris sur le tas. Quand Gilles Groulx rentrait dans une salle de projection avec ses rushes, c’est toute la production française qui était là. Il y avait cinq, six caméramans, huit monteurs, cinq réalisateurs. Et là ça parlait longtemps. Moi, plus tard, quand j’arrivais avec mes copies de travail pour les montrer, une copie de travail à trois ou quatre étapes différentes, il y avait toujours du monde dans la salle de montage. Puis là, Gilles Groulx et tous les autres faisaient des remarques et avaient des critiques acerbes. C’était très dur à prendre. On se faisait carrément taper dessus. C’était une dure école et c’était très sérieux. Mais c’était le lieu qui pouvait permettre ça. Aujourd’hui, les gens sont trop éparpillés. C’était une situation idéale, mais il ne faut pas rêver, ça ne reviendra jamais.

DD : Qu’en est-il du rôle des edit doctors? Pour faire suite à ce que vous dites Werner, Fernand Bélanger me disait qu’il y avait deux pompiers à l’ONF qui allaient dans les salles de montage quand il n’y avait plus rien qui marchait : Jean Dansereau, son frère, et Claude Jutra qui était supposément un très bon pompier pour le montage. Est-ce que vous avez déjà entendu parler de ces gens qui seraient des spécialistes pour sauver des films ou pour régler un problème?

WN : Moi, je dirais qu’on ne sauve pas un film. Quand tu rentres avec de la merde, ce sera de la merde quand même, qui va peut-être sentir moins mauvais.

RR : Mieux emballée…

WN : Mieux emballée, mais je ne peux pas sauver quoi que ce soit. Je ne crois pas aux edit doctors non plus. Claude Jutra, qui avait dix fois plus de métier que n’importe lequel d’entre nous, était capable de régler bien des problèmes en salle de montage grâce à son expérience, son intelligence et un certain recul par rapport à ce qu’on faisait. Quand il était rendu dans un cul-de-sac et qu’il ne savait plus où aller, il relançait le tournage. Mais là, évidemment, ça devient de la co-réalisation.

HG : Werner a raison, on ne peut pas sauver de la merde mais on peut noyer du bon matériel. Ça se fait régulièrement. Reste que pour sauver un film, ça peut être utile de faire venir, en accord avec le réalisateur et le monteur, un spectateur expérimenté qui a un regard neuf.

Sons et silences

DD : J’ai une question à vous poser par rapport au son. Souvent, aujourd’hui, grâce au montage numérique, des copies off-line circulent avant même que le film soit fini, notamment pour les besoins de sélection en festivals. On demande alors au monteur de travailler le son, à tout le moins d’adoucir les coupes. Vous faites donc une bonne partie de montage sonore aussi, sans que ce soit très élaboré. Que pensez-vous de cette pratique? Finalement, on vous donne toujours le même temps ou même moins de temps pour monter le film, mais avec plus d’exigences.

RR : À une époque, les monteurs son étaient obligés de refaire entièrement le son parce qu’il était en magnétique. Maintenant, avec le son numérique, ils prennent nos fichiers. Malheureusement, dans plusieurs modes de production, ce sont nos fichiers qui deviennent la base du son. Ils vont les nettoyer mais pour ce qui est de rajouter, retourner réécouter les sons, voir s’il n’y a pas une voix off ici, c’est à nous maintenant que revient cette responsabilité. Et c’en est une grosse. J’aimais cette époque où le monteur sonore était plus impliqué et demandait à voir les rapports de son. Mais de plus en plus, ils n’ont plus le temps. Les délais sont trop courts. On ne leur laisse plus du tout cet espace créatif. Donc, c’est sûr qu’on se ramasse avec beaucoup de travail. Ça peut être lourd des fois.

Rosaire ou la petite nation (1997) de Benoit Pilon, monté par René Roberge
Rosaire ou la petite nation (1997) de Benoit Pilon, monté par René Roberge

AJ : Moi j’adore ça. J’aime beaucoup accompagner un film jusqu’au mixage. C’est super important. L’accompagner avec des discussions avec le monteur sonore, avec des visionnements. C’est essentiel en fait.

WN : Je pense que c’est essentiel pour tous les monteurs. Mais moi, ce que je reproche le plus ces derniers temps au montage son, c’est la quantité, l’utilisation du son mur à mur. Autrefois, on travaillait des silences, on avait des moments de réflexion : ça a comme disparu. Il y a tout le temps de la musique forte. J’ai l’impression que ce sont les concepteurs son qui ont commencé ça et qui ont fini par saturer les choses. Autant avant on pouvait manquer de matière sur la bande magnétique, autant aujourd’hui c’est chargé et il y a un manque d’espace.

RR : Moi, en fait, j’adore le montage son. Je me retrouve toujours avec douze pistes de son et je ne suis même pas monteur sonore. Ce que je veux dire c’est qu’on se fait prendre là-dedans. Ensuite, les monteurs sonores prennent ce qu’on a fait et le rentrent dans leur machine et demandent « Eh bien, maintenant, où est-ce qu’on met la musique? » Évidemment, il faut retravailler tout ça, ce n’est pas notre boulot. Par contre, moi aussi je suis toujours là au mixage dans la mesure du possible.

De l’utilité de la transcription des dialogues

Question du public : Je ne sais pas s’il y a beaucoup de réalisateurs ou même des monteurs qui travaillent par écrit, qui retranscrivent leurs rushes. Mais si un réalisateur arrive avec son film construit sur papier à partir des rushes, est-ce que ça facilite votre travail ou est-ce que ça le ralentit?

HG : Si sa structure marche, c’est évident qu’on va aller plus loin, mais c’est rare que ça marche.

RR : Moi je dirais que ça ne marche jamais.

AJ : C’est une première hypothèse.

RR : Les réalisateurs ont souvent des intuitions. Ils vont savoir où placer les éléments. Ce n’est peut-être pas un plan précis à la minute, mais ils nous donnent quand même une certaine idée de ce qu’ils aimeraient. Mais ça reste limité.

Roger Toupin, épicier variété (2003)de Benoit Pilon, monté par René Roberge
Roger Toupin, épicier variété (2003)de Benoit Pilon, monté par René Roberge

WN : Moi, j’aime beaucoup la retranscription des dialogues parce que ça m’aide surtout à chasser les redondances. Parce que toute personne normalement constituée dit à peu près trois fois la même chose dans des termes différents. Et c’est extrêmement difficile de retrouver ces moments de redondance et de répétition à l’image. J’adorais qu’on me transcrive les dialogues et tout ce qui se disait dans le film. C’était pour moi un outil absolument précieux.

RR : Moi, ça ne m’est pas nécessairement très utile. Quand il s’agit de dialogues traduits, bien sûr, mais habituellement, je préfère revoir cinq, dix fois les images. Je ne serais pas capable d’arriver chez moi, de prendre tout le script et essayer de construire le personnage. Pour moi, c’est impossible. En plus, il y a des redites qui ne sont pas réellement des redites. Ça dépend du plan ou de comment telle chose est dite ou montrée. La caméra n’est peut-être même pas sur le personnage.

WN : Tu as raison et, en même temps, tu n’as pas raison. La retranscription des dialogues est pratique lorsque tu as monté une scène et que tu cherches un élément à rajouter. Si ce n’est pas écrit, tu ne le retrouves pas. Là, tu peux consulter un texte. Est-ce qu’il aurait dit telle chose? Dans ces retranscriptions, on peut lire: caméra arrêtée sur ce mot-là, mais le son continue. Souvent, quand on fait la synchronisation des rushes, on coupe ce bout de son-là et ça s’arrête là. Mais, par écrit, tu découvres qu’il va jusqu’au bout de la phrase. Sauf que, parfois, il n’y a plus d’image, mais on a le bout du son. C’est un outil assez exceptionnel.

DD : Moi, je n’ai jamais conçu un film sans le retranscrire et le réécouter. Ça me vient de Pierre Perrault. Ce n’est pas parce que je veux structurer le film par la parole, mais c’est qu’à force de l’écouter puis de l’écrire, tu arrives à une connaissance assez bonne de ton matériel pour, justement, être capable d’aider le monteur à se retrouver. Je fais toujours moi-même ma retranscription : le faire faire ne donne pas le même résultat.

acon, le film (2001) de Hugo Latulippe, monté par Annie Jean
Bacon, le film (2001) de Hugo Latulippe, monté par Annie Jean

AJ : Moi, je me mets des petits signets. Sur Avid, ça s’appelle des locators. J’écris toujours tous les débuts de phrases, ça me sert d’aide-mémoire. Souvent je vais les voir juste pour me remémorer.

RR : Ça nous oblige à retourner dans le matériel et à retrouver des choses qu’on ne cherchait même pas.

AJ : C’est pour ça qu’il faut re-visionner tout le temps. RR : Faut laisser la place aussi au hasard…

DD : Justement, pour ne pas oublier, Annie, tu disais que tu avais des cahiers pour noter tes premières impressions.

AJ : Et mes réflexions aussi. Mais je fais ça aussi en cours de montage. C’est comme un journal de montage dans lequel j’exprime également mes premiers doutes. Ça me permet de trouver des solutions. En écrivant, ça m’aide à réfléchir. Des fois, en fin de parcours de montage, je relis mes notes du début et je me dis « Il y avait cet élément que je trouvais fondamental. Il est où dans le film? ». Pour toutes sortes de raisons, je l’avais abandonné, probablement aussi parce qu’il fallait que je fasse place nette. Je retourne alors le rechercher. Tu te rends compte après que la réflexion n’était pas vaine.

HG : C’est quand on a quelques jours de plus qu’on peut chercher et retrouver ces dernières choses, des perles qui enjolivent le film. Sentir le final cut, ça ne doit pas juste consister à réviser les coupes qui sont là.

DD : Sur ces bons mots, je vous remercie tous et toutes pour votre participation.