Le cinéma de Wang Bing
Comprendre autrement la Chine
Bruit lancinant, poussière, gaz toxiques, terres arides, usines obsolètes, la Chine que dessinent les films de Wang Bing apparaît comme un corps meurtri. Le retour furieux de l’économie capitaliste y est sans doute pour beaucoup. Dans un premier film qui a fait de lui un documentariste incontournable du monde contemporain, le cinéaste, en 2003, consignait le long processus de démantèlement de ce qui fut autrefois un complexe industriel exemplaire. Les travailleurs de la sidérurgie, sachant qu’ils seraient bientôt jetés comme les machines désuètes auxquelles ils s’affairaient, y apparaissaient comme des figurants tragiques occupés à des tâches de plus en plus absurdes. (À l’Ouest des rails, 2003).
Nous voici donc contemplant l’envers de la Chine fantasmée par l’Occident. Cette Chine qui, dans l’imaginaire des gens d’affaires contemporains, apparaît comme un réservoir de dollars à saisir. Or, cette Chine scintillante repose sur l’usure de millions d’hommes et de femmes dont l’esprit et la créativité sont tout entier absorbés par l’élaboration de stratégies de survie. Que nous sommes loin, aussi, de la Chine rêvée par les militants maoïstes du 20e siècle!
Mais un autre film de Wang Bing montre qu’il faut se méfier des raccourcis attribuant au seul néo-libéralisme la responsabilité de ces sacrifices humains. Dans He Fengming, Chronique d’une femme chinoise (2007), une intellectuelle et ancienne journaliste dévouée au Parti relate l’effondrement de ce rêve tel qu’elle l’a vécu. Pendant trois heures, sans notes et sans hésitation, presque d’un seul souffle, Feng Ming livre le récit ahurissant des persécutions (procès, destitutions, enfermement et privations de toutes sortes) dont elle fut l’objet pendant plus de vingt ans. Son mari sera réhabilité en 1979… de manière posthume car, entre-temps, il est mort en prison. On comprend à la fin du film que cette femme, aujourd’hui très âgée, a publié ses mémoires et continue de recueillir les témoignages d’autres survivants des camps de « réhabilitation par le travail ».
Il est vrai que les médias occidentaux, surtout depuis la tenue des Jeux Olympiques en 2008, ont parfois levé le voile sur la face cachée de ce pays tant mythifié. Mais les films de Wang Bing donnent à vivre une expérience dans la durée, sans explication ou démonstration. Après À l’Ouest des rails, un film de neuf heures, et He Fengming, un témoignage de plus de trois heures, Wang Bing revient en 2008 avec Crude Oil, une autre pièce épique de quatorze heures. Crude Oil, cependant, a d’abord été conçu comme une installation. Et c’est ainsi que la Cinémathèque le présente à l’occasion de cette rétrospective. Film ou installation, l’approche de Wang Bing invite le spectateur à se laisser emporter par le flux de ces images montées sans commentaires mais grosses d’un monde qui se révèle peu à peu à travers elles.
L’argent du charbon, étonnamment court dans ce corpus, fait à peine 53 minutes. Bien qu’il se démarque des œuvres précédentes par sa durée et son montage plus rapide, ce film donne aussi à ressentir l’expérience du temps. Ici, les camionneurs qui transportent
le charbon extrait des mines de Mongolie intérieure endurent de longues attentes dans une course à obstacles constamment entravée. Les tractations avec les acheteurs, revendeurs, leurs multiples intermédiaires et inspecteurs routiers se font en bordure de route. En marge du mouvement. Dans cet échange, le temps s’étire et s’enroule autour des innombrables tracasseries dont les camionneurs semblent condamnés à sortir perdants.
Enfin, il faut aussi le dire, les personnages filmés par Wang Bing ne sont pas que victimes. Ils luttent et négocient sans relâche. Certains, comme Feng Ming, prennent la parole envers et contre tout. D’autres, comme L’homme sans nom (2009), choisissent la liberté en marge du monde. Wang Bing a observé silencieusement les gestes quotidiens de cet ermite qui habite dans un trou creusé à même le sol et se nourrit de légumes qu’il arrive à faire pousser dans une terre de roches et de poussière. L’homme s’est retiré dans un terrain vague à la périphérie des villes, à l’écart de leurs convulsions. Dans son extrême dénuement, il résiste à sa manière aux engrenages qui broient des vies humaines.
Se prêter au visionnement des films de Wang Bing, c’est accepter de partager son regard (il a tenu la caméra de la presque totalité de ses films) et faire le pari de comprendre autrement le monde. La proposition attire l’attention de publics las des documentaires formatés où la connaissance n’est plus une aventure. Depuis son avènement en 2003, l’œuvre de Wang Bing s’est imposée dans la cinématographie mondiale. Elle a trouvé sa place dans les festivals internationaux et les grandes institutions cinématographiques. La visite de Wang Bing à Montréal, une initiative de la Chaire René Malo, est rendue possible grâce à une collaboration avec la Cinémathèque québécoise et le Festival du Nouveau Cinéma.
Diane Poitras
Directrice de la programmation, Cinémathèque québécoise Chaire René Malo, UQAM
Exergues
Je n’ai jamais cherché de relations de proximité ou d’intimité avec mes personnages… Ce que je recherche, c’est une position qui fasse que je ne sois pas un étranger dans ce milieu. C’est avant tout cela la relation que je cherche à établir avec les personnages, une relation basée sur le respect mutuel.
Pour moi, le plus important est de pouvoir trouver des possibilités narratives pour le documentaire. Cela comprend l’espace, les personnages, la vie des personnages, toutes ces choses ensemble doivent m’aider à trouver des possibilités narratives dans un documentaire. Tout en cherchant ces possibilités narratives, je garde en tête l’étape du montage.
La narration, l’organisation du montage, ce sont les deux éléments auxquels je songe le plus durant le tournage du film.
Pour moi, avant de tourner un film, il est très important d’être clair et de savoir ce que l’on veut tourner et aller chercher. L’important ce n’est pas juste le contenu de l’histoire, c’est aussi un deuxième niveau caché et inconscient, une histoire dans l’histoire, une ambiance et une sensation à communiquer au spectateur.
La fiction exprime une réalité qui n’est pas celle du documentaire, une réalité à laquelle les spectateurs peuvent croire et se dire « oui, c’est vrai ». Mais selon moi, de toute façon, la nature de l’image de fiction est originellement fausse. Ce qui est réel ,vrai, c’est l’esprit de l’auteur.
Pour moi, ce qui est le plus important , au-delà de la manipulation de l’espace, de la direction des comédiens, au-delà de tout le travail propre à la fiction, c’est comment parvenir à transmettre mes intentions aux spectateurs. Si celles-ci passent, c’est que le film est bon.
Ma caméra est toujours dans ma voiture mais je ne l’ai pas toujours avec moi lorsque je marche. Je ne me promène pas avec elle. Lorsque je suis très fatigué, ma façon de me reposer, ce n’est pas d’aller dans un bar mais plutôt de sortir de la ville et d’aller me promener.
Introduction
Diane Poitras : Bienvenus à tous et toutes à cette classe de maître de Wang Bing organisée par la Chaire René-Malo avec la collaboration de la Cinémathèque québécoise et le Festival du nouveau cinéma. Je veux également souhaiter la bienvenue à Wang Bing et lui dire que nous sommes très fiers de l’accueillir à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal. C’est la première fois que Wang Bing vient en Amérique du Nord. Je vous présente enfin Xiaodan He qui va assurer la traduction pour nous aujourd’hui.
Wang Bing fait une entrée remarquée dans le monde du cinéma en 2003 avec une œuvre absolument colossale, À l’ouest des rails, un documentaire de neuf heures qui remporte le premier prix du Festival international de documentaire de Marseille. En 2007, il livre Fengming, chronique d’une femme chinoise qui se mérite le Grand prix du Festival international de documentaires de Yamagata au Japon. En 2008, Crude Oil, un film- installation documentaire de quatorze heures, connaîtra une diffusion dans les musées ainsi qu’au sein des galeries. En 2008 toujours, il lance L’argent du charbon, un film d’une durée de cinquante minutes. En 2009, un nouveau film installation, L’homme sans nom, avant tout destiné aux galeries et musées sera aussi diffusé en salles. En 2010, il sort The Ditch (Le fossé), qui a été programmé au prestigieux Festival international de Venise ainsi qu’au non moins prestigieux Festival du nouveau cinéma de Montréal.
Commençons avec À l’ouest des rails, pour examiner l’origine du projet et les débuts du cinéaste. Ce film a été tourné dans un complexe sidérurgique du nord de la Chine, un site qui constituait un emblème de la réussite du socialisme chinois au cours des années 1980.
Or, en 1990 ces usines sont en voie de démantèlement et la main d’œuvre est abandonnée et laissée à elle-même. Je propose tout d’abord que l’on voie un extrait du film pour ceux qui ne connaissent pas ce travail de Wang Bing. À l’Ouest des rails est divisé en trois parties : Rouille, Vestiges, Rails. Nous allons visionner le début de la deuxième partie de Rouille.
À l’ouest des rails : un film de 9 heures fait avec 300 heures de rushes
On voit dans cet extrait que le film se répartit entre des plans qui se situent au sein même de l’usine et des images tournées dans les vestiaires où les travailleurs prennent leur pause et discutent de leur avenir et de celui de l’usine. On y retrouve ce cynisme qui est peut-être une forme de désespoir.

Wang Bing, on voudrait vous demander tout d’abord d’où vient ce projet et pourquoi avez-vous tourné dans cet endroit en particulier ?
Wang Bing : J’ai d’abord étudié la photographie dans une école d’art située à proximité de cette usine, c’est un endroit qui m’était familier. J’ai ensuite poursuivi mes études en cinéma à Beijing Film Academy. Après mes études, ce sujet s’est imposé pour mon premier tournage.
DP : Dans cette école, aviez-vous déjà développé un projet artistique sur ce sujet ?
WB : J’ai d’abord songé à élaborer un projet photographique, j’ai recherché du financement mais cela a pris deux à trois mois et le projet n’a finalement pas marché.
DP : Lorsque vous vous êtes lancé dans cette aventure, aviez-vous conscience de la durée du projet qui s’amorçait ? Aviez-vous conscience que cela aller vous occuper pendant deux années de votre vie ?
WB : J’avais déjà en tête la structure en trois parties du film autour de trois sujets. Mais je pensais que le tournage durerait six mois. Ce n’est qu’en tournant que de nouvelles choses sont arrivées et je me suis mis à suivre le mouvement de ces choses. Et cela a finalement duré deux ans.
DP : Vous dites que vous connaissiez déjà la structure en trois parties du film mais tout le reste de la structure du film s’est-elle constituée progressivement durant le tournage ou durant le montage ? Vous avez tourné 300 heures de film et il n’en reste que neuf, comment avez-vous éliminé les 291 heures restantes ?
WB : Au tout début, j’avais déjà décidé des endroits où je souhaitais tourner, même si la structure n’était pas forcément très claire pour moi. Je n’ai pas réussi à l’énoncer clairement dans un premier temps. Ce que je souhaitais, c’est qu’à la fin, les trois parties soient finalement réunies de façon harmonieuse pour constituer le film. Mais dans un premier temps je n’ai pas réussi. Pendant le tournage, les trois parties se sont développées en même temps mais je ne trouvais pas intéressant de les mélanger. Ce n’est qu’au montage que j’ai décidé de rendre ces trois parties distinctes. Cela parce qu’il était trop compliqué de les traiter toutes en même temps.
DP : Il faut préciser que la première partie concerne l’usine, la deuxième, la ville et la vie quotidienne et la troisième, les trains. Concernant encore le montage, vous étiez-vous fixé des règles pour décider de ce qu’il fallait garder et enlever de la structure de son film ?

WB : La première version du film durait cinq heures. C’était la limite que me fixait le festival de Berlin pour un documentaire. Il faut dire qu’entre la fin du tournage et le festival de Berlin où je souhaitais présenter le film, il ne s’est écoulé qu’un mois et demi pendant lequel je devais visionner les rushes et élaborer une version du film. Pour aller plus vite, ma méthode a été d’écrire un synopsis en fonction de ma mémoire du tournage pendant deux ans. J’ai d’abord écrit de façon littéraire ce que je voulais montrer. Ce n’est qu’ensuite que je suis allé choisir dans mon matériel ce qui correspondait à mes besoins. C’est ainsi qu’en un mois et demi, j’ai pu élaborer une version de cinq heures.
Ensuite, au printemps 2002, j’ai commencé à remonter le film à partir de cette version de cinq heures et c’est là que les trois parties se sont séparées. Je n’ai vu l’ensemble de mon matériel qu’une fois : lorsque j’ai dû transférer les rushes pour le montage. C’est l’unique fois que j’ai regardé les trois cent heures que j’avais tournées. Après, c’est de mémoire que j’ai choisi mes scènes sans revoir l’ensemble du matériel. Il est vrai que c’est une énorme quantité de matériel mais j’avais moi-même tourné toutes ces images. Et pendant le tournage, je ne cherchais pas à retenir des détails mais plutôt la sensation qui se dégageait du film, sa narration cinématographique. C’est ce qui m’apparaissait le plus important.
La relation avec les personnages
DP : Vous parlez de « narration » au sujet d’un film documentaire, cela veut dire que pour vous, À l’Ouest des rails est un récit, une histoire que vous construisez à partir du réel ?
WB : Pour moi, la question de la narration consiste à se demander comment écrire un documentaire à partir d’images. C’est comme l’écriture romanesque ou théâtrale. Sauf qu’il faut chercher la manière propre au genre du documentaire.
DP : Depuis quelques jours que vous êtes avec nous, je vous ai beaucoup entendu parler de personnages et de votre relation avec eux. Pouvez-vous nous nous dire un peu comment vous entrez en contact avec eux et comment se construit votre relation de confiance, voire d’amitié ?
WB : Je n’ai jamais cherché de relations de proximité ou d’intimité avec mes personnages. D’abord parce que généralement, dans les endroits où je travaille il y a beaucoup de monde. Beaucoup de choses se passent en même temps et il est impossible de nouer une relation avec tout le monde. Et je ne cherche pas non plus à le faire. Ce que je recherche, c’est une position qui fasse que je ne sois pas un étranger dans ce milieu. C’est avant tout cela la relation que je cherche à établir avec les personnages, une relation basée sur le respect mutuel.

La narration, l’organisation du montage et le tournage
DP : Durant le tournage y avait-il des situations que vous recherchiez avec vos personnages et, inversement, vous êtes-vous interdit de filmer certaines situations ?
WB : Pour moi, le plus important est de pouvoir trouver des possibilités narratives pour le documentaire. Cela comprend l’espace, les personnages, la vie des personnages, toutes ces choses ensemble doivent m’aider à trouver des possibilités narratives dans un documentaire. Tout en cherchant ces possibilités narratives, je garde en tête l’étape du montage. Notamment les différents langages du montage américain, russe et français. C’est une chose essentielle pour le film. Si on parle de règles, je cherche parfois, au cours d’une séquence par exemple, à ne pas emprunter le langage du montage russe tel qu’inventé et énoncé par Eisenstein. Mais selon moi, dans un film complet, ce n’est pas possible d’ignorer, de refuser volontairement d’utiliser ces trois théories du montage et leurs différences. On ne peut pas éviter d’utiliser chacune de ces trois théories. Si l’on parle d’une séquence comme d’un paragraphe, on peut éviter d’utiliser une de ces règles pour le paragraphe mais pas pour la totalité du film. Le maniement de l’ensemble de ces règles conduit au langage propre du film. Il faut toujours rechercher la relation entre le film et la réalité et ensuite déterminer si le matériel tourné correspond à la réalité, à ce que je perçois de la réalité. Le plan, la continuité, la structure de l’image doivent permettre d’élaborer le récit du film. Il faut savoir percevoir ces éléments lors du tournage pour organiser le montage. La narration, l’organisation du montage, ce sont les deux éléments auxquels je songe le plus durant le tournage du film.
DP : Pour éclairer ce que nous venons d’entendre, je propose que nous passions à l’extrait suivant tiré du film Fengming, chronique d’une femme chinoise. Pour ceux qui ne l’ont pas vu, l’héroïne a publié ses mémoires pendant les années 1990 dans un livre intitulé Ma vie en 1957. Fengming est une intellectuelle qui a rejoint Mao et la révolution chinoise avec beaucoup d’enthousiasme en 1949. Puis, il y a eu, au début des années 60, une chasse aux intellectuels et aux contre-révolutionnaires en Chine. Elle a été arrêtée. Elle a subi une parodie de procès. Puis elle a été envoyée en camp de travail, ce que l’on appelait des « camps de réhabilitation par le travail ». Dans l’extrait que nous allons voir, elle a été libérée, alors que son mari est encore dans les camps de travail et elle se prépare à traverser une grande partie de la Chine pour aller voir son mari dans le camp.
Fengming, chronique d’une femme chinoise
WB : En 2005, j’avais déjà fini le scénario de mon film de fiction The Ditch, mais j’avais toujours des doutes à propos de ce scénario basé sur un roman. Je suis parti sur les lieux de tournage de « The Ditch » et c’est ici que j’ai rencontré Fengming. Une relation étroite s’est développé entre nous. Entre 2005 et 2007, j’ai effectué beaucoup de recherche pour The Ditch. Je me suis entretenu avec plus d’une centaine de personnes qui ont séjourné dans les camps de rééducation par le travail. En 2006, un représentant du festival de Bruxelles est venu à Beijing et m’a approché pour que je réalise un film pour le festival. J’ai immédiatement pensé à Fengming, son histoire et sa vie. Pour le festival de Bruxelles, j’ai monté une version du film qui durait deux heures et quinze minutes. C’est ensuite, en rentrant à Beijing, que j’ai rajouté plus de cinquante minutes pour arriver à la version finale de trois heures et dix minutes.
DP : Pouvez-vous nous dire plus exactement comment s’est déroulé le tournage ? Quelles parties ont été tournées et dans quel ordre? Car, sauf pour le début et la fin, le film semble construit sur un seul angle de caméra et toujours dans la même pièce. On a donc le sentiment d’une unité de lieu et de temps et pourtant le film s’est réalisé en plusieurs étapes…
WB : Pour ce film, le tournage a duré sept jours. Mais j’ai seulement utilisé le matériel de trois journées. Pour la première partie, j’ai tourné du matin jusqu’au soir. J’ai tourné les autres moments, dont les extérieurs, pendant la deuxième journée. La partie tournée dans la soirée a été réalisée lors du septième jour. Je me suis rendu chez elle chaque jour mais cela ne veut pas dire que j’ai tourné chaque jour. Parfois nous parlions seulement. Ou je restais avec elle en réfléchissant à ce qu’il manquait au film, ce qu’il manquait pour compléter la narration.
Pour moi, avant de tourner un film, il est très important d’être clair et de savoir ce que l’on veut tourner et aller chercher. L’important ce n’est pas juste le contenu de l’histoire, c’est aussi un deuxième niveau caché et inconscient, une histoire dans l’histoire, une ambiance et une sensation à communiquer au spectateur.
Par exemple chez elle, il fait toujours sombre, sa fenêtre est bloquée et il manque toujours de soleil. À son âge, elle ne perçoit plus les changements qui se passent dans la Chine moderne. Elle vit au contraire dans sa mémoire et dans ses souvenirs. Elle n’a plus l’énergie aujourd’hui de se confronter aux changements qui ont lieu en Chine. C’est seulement sa mémoire qui est le plus important pour elle. Ce que j’ai senti, c’est que dans sa chambre, dans son petit appartement toujours sombre, où il manque de soleil, cette dame se souvient seulement de son passé ; elle vit toujours dans son passé dans une pièce sombre. Elle est toujours toute seule, et quand je suis entré comme ça dans son appartement pour faire le film, j’ai eu l’impression que c’était un fantôme qui vivait là. Pour moi il était essentiel de montrer cette atmosphère, cette sensation. C’est pour cette raison que j’ai profité de l’obscurité qui règne dans la pièce et que je ne l’ai jamais éclairée.

Comme on reste longtemps dans cette pénombre, le contraste est violent lorsque s’allume la lumière de la lampe. Il était très important de faire ressentir ça. De même, lorsque le téléphone sonne, j’ai choisi de ne pas bouger la caméra.
Tout ça, ce sont mes sensations lors du tournage. Je suis très sensible à ces éléments pour montrer et respecter la sensation première. Par exemple, lors de la dernière scène qui se passe le soir, je n’ai jamais déplacé la caméra. Au début, Fengming est dans un coin de la pièce en train de regarder la télévision. Puis elle va à sa cuisine et revient. Son téléphone a sonné, c’était une amie lointaine qui l’appelait. Et au téléphone, son amie parlait aussi du passé. Tout était au passé. C’était un sentiment très fort, cette impression que c’était des fantômes qui se parlaient. Il fallait le montrer le plus possible. Voilà un exemple des possibilités narratives qui naissent au tournage et qui permettent d’établir une vraie communication avec le spectateur. Je pense en effet que de cette manière, le film communique mieux avec le spectateur.
The Ditch , le glissement du documentaire vers la fiction
DP : Je crois que l’on comprend bien ce que vous entendez par possibilités narratives, les relations entre le film, l’espace et les personnages dont il faut être à l’écoute pour traduire quelque chose qui renforce l’histoire mais qui va aussi au-delà de cette histoire. Ce serait peut-être le moment de faire un lien avec votre dernier film, The Ditch, qui était déjà commencé pendant le tournage de Fengming, chronique d’une femme chinoise. Je vais vous poser une question qui vous a sans doute déjà été posée mille fois. Avec ce dernier film qui aborde résolument la mise en scène d’histoires réelles et qui utilise davantage les codes de la fiction, y a t-il dans votre travail un glissement progressif du documentaire vers la fiction ?

WB : Dans mon travail, l’important est que j’aie toujours des possibilités narratives, que ce soit en fiction ou en documentaire. Bien sûr, il y a des différences dans chaque genre, mais il y a aussi des choses communes. Pour moi, dans le tournage de tout film de fiction il y a inévitablement une part de faux. Et pour The Ditch, c’est pareil. Tout est tourné, arrangé. Ce n’est plus du documentaire. La fiction exprime une réalité qui n’est pas celle du documentaire, une réalité à laquelle les spectateurs peuvent croire et se dire « oui, c’est vrai ». Mais selon moi, de toute façon, la nature de l’image de fiction est originellement fausse. Ce qui est réel ,vrai, c’est l’esprit de l’auteur.
Par contre, dans un documentaire peu importe la technologie, peu importe si l’image est belle ou non, tout est vrai. Le problème est le suivant : puisque dans le documentaire tout ce qui est tourné est vrai, quelle est la responsabilité, le rôle du réalisateur ? Pour moi, ça consiste à établir une relation entre le film et la réalité.
DP : Vous dites que toute image documentaire est vraie. Pourtant, il y a de nombreux exemples dans l’histoire du documentaire qui montrent qu’il y a de la manipulation aussi.
WB : Une manipulation absolue ! Évidemment, pour tous les réalisateurs, le travail du cinéma est une manipulation totale. Pour moi, c’est la différence entre la nature du documentaire et la nature de la fiction qui détermine de quelle façon je vais « manipuler » et quelle relation différente je vais établir entre le film et la réalité.
Pour un réalisateur de fiction, la première question, celle qui est toujours à l’esprit est la suivante : Est-ce que ça fait vrai ? Est-ce que les gens peuvent y croire ? C’est ce que la plupart des réalisateurs de fiction ont toujours à l’esprit. Pour moi, ce n’est pourtant pas la règle la plus importante en fiction. Pour moi, ce qui est le plus important , au-delà de la manipulation de l’espace, de la direction des comédiens, au-delà de tout le travail propre à la fiction, c’est comment parvenir à transmettre mes intentions aux spectateurs. Si celles-ci passent, c’est que le film est bon.
Q : On peut voir, dans The Ditch, de nombreuses références à Tarkovski. On a l’impression que c’est un film politique et pourtant il ne l’est qu’indirectement. Comment avez-vous abordé la mise en scène du film, situé en plein désert ?
WB : Dans le roman initial, le camp de rééducation n’est pas tout à fait situé à l’endroit où j’ai tourné. Là où le camp existe réellement, la moitié des personnes sont mortes. Lorsque j’ai décidé de raconter cette histoire, j’ai dû la condenser, la réduire à un seul lieu, pour ne pas prendre de risques. Le gouvernement aurait interdit le tournage s’il avait su ce que nous faisions. L’idéal pour moi était de trouver un endroit vide, sans personne à côté, et de tourner le film en moins de trois mois. Nous avons tout construit pour tourner et vivre là-bas pendant trois mois, sans confort et de façon isolée. Je voulais me concentrer sur l’essentiel et raconter le film au présent pour être plus précis et plus fort. Rester simple et aller le plus profondément possible. J’ai choisi le paysage le plus plat et le plus aride qui existait. Ainsi, même la plus petite plante qui pousse se détache très fortement du reste. Elle devient inoubliable. L’environnement, l’immensité de l’espace vide, est pour moi un personnage très important dans cette histoire. Même dans les costumes, je ne voulais pas de couleur, ni de motifs. Ce lieu me donnait une sensation de désespoir que je voulais transmettre dans le film.

Q : Est-ce que le scénario était déjà très écrit avant le tournage ?
WB : Dans un premier temps, en 2004, j’ai adapté fidèlement le roman. Entre 2005 et 2007, j’ai commencé à m’entretenir avec des personnes qui ont vécu cette histoire et j’ai complètement bouleversé le scénario pour être conforme à la réalité qu’elles m’ont racontée. Cela a duré trois ans.
Le rôle de l’artiste dans la société chinoise contemporaine
DP : Dans vos films, il y a toujours une vision, un travail politique. Quel est pour vous le rôle d’un artiste dans une société et plus particulièrement dans la société chinoise contemporaine ?
WB : Tout d’abord, je pense que le film et la société ne doivent jamais être séparés. Pour les gens, le cinéaste fait partie des intellectuels. En Chine, avant les années 70, tourner un film se faisait uniquement dans une économie étatique. C’est le gouvernement qui contrôlait toute l’économie… et le droit de tourner un film. Ce n’est qu’en 1990, avec les changements économiques importants, que la production indépendante s’est mise à exister. Et aujourd’hui, cette façon de tourner et de produire est de plus en plus présente et importante. C’est dans ce cadre que mon travail de cinéaste s’inscrit. Il y a aujourd’hui en Chine beaucoup de cinéastes indépendants qui font du documentaire ou de la fiction. Ils jouent un rôle très important, car en Chine, les médias nationaux, les organismes officiels, les cinémathèques et musées du cinéma ont perdu leur indépendance pour produire et montrer des films de propagande soutenus par le gouvernement. La réalité de la vie chinoise, du peuple et de la société sont négligés par ces productions. La responsabilité de combler cette lacune revient au cinéaste indépendant.
La place du cinéma indépendant chinois en Chine
WB : La plupart des productions indépendantes n’ont pas la chance d’être projetées officiellement en public. C’est surtout dans les galeries d’art, les écoles de cinéma et certains organismes pas tout à fait officiels que les gens ont la chance de voir ces films. C’est une situation très difficile pour les cinéastes.
DP : C’est donc un cinéma qui se situe toujours en marge ?
WB : Oui absolument, car ces films ne font jamais partie de la production planifiée et officielle. Il n’est jamais possible d’avoir une distribution officielle. Tout circule de façon non officielle. Les artistes viennent déposer leurs films dans les centres, les écoles, les librairies et les gens viennent les voir. Il y a aussi des marchés illégaux dans lesquels tu peux acheter des films pour très peu cher. C’est illégal, mais c’est aussi un avantage pour le peuple et pour les cinéastes. On y trouve notamment de bons films étrangers pour lesquels le gouvernement n’a jamais autorisé la distribution en Chine. Cela a permis aux réalisateurs indépendants chinois de profiter également du marché illégal pour montrer leurs films.
DP : Cela signifie que vos films ne sont absolument pas financés par l’État ?
WB : Jusqu’à présent, je n’ai jamais reçu d’argent de la part du gouvernement chinois, ni de compagnies de production chinoises. Au début ce sont surtout les amis et la famille qui ont permis de compléter le budget de mes films. Mais je ne me plains pas trop parce que c’est une réalité que je ne peux pas changer. Le plus important pour moi est que j’ai toujours pu continuer à filmer et à travailler ; cette réalité ne m’a jamais empêché de poursuivre mon travail.
DP : Mais aujourd’hui, avez-vous du financement extérieur ?
WB : Oui, la plupart de l’argent vient aujourd’hui de la France et de la Belgique.
Q : Quelle distribution The Ditch peut-il avoir en Chine ? Évidemment ce film va être distribué en Occident, mais qu’en est-il du pays où il a été produit ?
WB : Je n’ai aucune idée du temps qu’il faudra avant que je n’ai droit à une distribution officielle. Je ne suis pas optimiste sur cette question. Selon moi, le seul moyen de montrer le film aux gens reste les DVD illégaux.
L’homme sans nom
Q : Pouvons-nous un peu parler du film L’homme sans nom ? Quelle interaction y avait-il entre le cinéaste et le personnage ? On a la sensation dans le film qu’ils ne se sont presque jamais parlés. Est-ce la réalité ? Ou y a-t-il eu une conversation qui n’a pas été gardée au montage ?

WB : En fait, c’est un hasard complet qui m’a fait rencontrer cette personne. Je prenais l’air autour de la ville et je suis passé par cet endroit ; c’est un village abandonné. Et tout à coup, une personne est apparue, comme surgie du sol, comme un fantôme. Je suis très curieux, je me suis donc arrêté et j’ai commencé à filmer un peu. J’y suis retourné plusieurs fois, parfois avec ma caméra, parfois sans tourner, juste pour lui déposer de la nourriture. Cela a pris trois ans. Pendant ces trois ans, je suis allé à là-bas quelques fois par an. Parfois je n’y suis pas allé pendant cinq mois. Je ne me suis jamais rendu là-bas de façon régulière ni avec un plan ou un projet. Il n’a jamais parlé avec moi devant la caméra, mais il a accepté ma présence et réagi à ce que je lui apportais. Il ne s’est jamais préoccupé de moi, ni de la caméra et n’a rien changé à ses habitudes. Il n’y a jamais eu de communication par rapport à la caméra, je n’ai pas eu à le convaincre. Il semblait ne pas s’en soucier. Il acceptait seulement ma présence mais n’appréciait pas que je vienne avec quelqu’un, je devais toujours être seul.
DP : Est-ce que vous vous promenez toujours avec votre caméra ?
WB : Ma caméra est toujours dans ma voiture mais je ne l’ai pas toujours avec moi lorsque je marche. Je ne me promène pas avec elle. Lorsque je suis très fatigué, ma façon de me reposer, ce n’est pas d’aller dans un bar mais plutôt de sortir de la ville et d’aller me promener. Cet endroit était idéal pour moi car j’aime ce village abandonné. Je m’y rendais parfois seulement pour le plaisir. J’allais alors seulement saluer mon personnage, m’asseoir et le regarder.
Q : Le personnage de Chronique d’une femme chinoise a une histoire très semblable à celle d’un des personnages de « The Ditch », y-a-t-il un lien entre les deux?
WB : Il n’y a pas de lien, ce sont deux personnages différents. Lorsque j’ai tourné Chronique d’une femme chinoise, le scénario de mon film suivant était déjà terminé et s’inspirait des personnes que j’avais rencontrées. Les deux personnages sont réels mais ce ne sont pas les mêmes. C’était malheureusement des histoires courantes pendant cette période. Au fait, j’ai entendu dire que la femme qui a inspiré le personnage de The Ditch serait au Canada actuellement.
Archiver la mémoire de l’histoire chinoise récente
WB : La plupart des jeunes Chinois, dans la vingtaine, ne connaissent pas, par exemple, les événements difficiles que Fengming a connus. Ils sont trop jeunes et ne constituent pas encore des piliers de la société chinoise. Quand ils seront plus mûrs, plus âgés, ils iront chercher ce qu’ils ignorent dans l’histoire de la Chine. Pour l’instant, ils n’ont pas le temps, ni l’énergie de prendre cette responsabilité. Et comme dans toute société, la jeunesse ne se préoccupe pas tellement de l’histoire
Q : Fengming,chronique d’une femme chinoise montre une femme qui vit dans le passé, alors que la jeune génération ignore tout du passé. Était-ce pour vous une possibilité narrative dans le contexte d’une société qui refuse de se souvenir de certains événements?
WB : Oui, évidemment, j’ai pensé à relier cette individualité à l’oubli de l’ensemble de l’état.
Q : Est-ce que les publics en Chine ont réagi à ce deuxième niveau d’interprétation ?
WB : Malheureusement, ce film n’a été projeté que deux fois en Chine. La réaction a été très forte car ce sujet est tabou et, malheureusement, souvent caché. C’est un passé très dur. La plupart des gens ont choisi de taire cet épisode de l’histoire et les souvenirs qu’ils en ont. Ce n’est pas agréable d’activer cette mémoire. Mais après le visionnement du film, il est évident que cela remue des souvenirs en eux. Tous les événements comme celui-là, y compris la révolution culturelle, se sont déroulés en moins de trente ans. Tous les Chinois n’y ont pas encore réfléchi de façon personnelle. C’est encore trop proche. Mais pour les cinéastes, et pas seulement pour moi, c’est un travail très important d’archiver cette mémoire et d’aider les gens à regarder les faits et réfléchir de manière individuelle pour comprendre comment chacun a pu survivre.
DP : Cela m’amène à une réflexion : À l’ouest des rails, montre une classe ouvrière totalement détruite, qui ne profite pas des changements dans la société, alors que le principe même du marxisme s’appuyait sur la force du prolétariat. Par contre, avec Fengming, on voit une intellectuelle qui essaie de rassembler les gens, de faire revivre la mémoire. N’est-ce pas un curieux renversement par rapport au projet marxiste ?
WB : La Chine d’À l’ouest des rails est en pleine transition d’une économie planifiée à une économie de libre marché. Tout le monde qui ne correspond pas à cette économie de marché va être effacé, abandonné. Avant, la classe ouvrière était le corps de la société. Aujourd’hui cette classe est désorganisée. Mais Fengming, qui a plus de 70 ans, commence à vraiment apprécier la vie, plus encore qu’avant. Elle est heureuse d’avoir vécu aussi longtemps. Elle a commencé à faire le récit sa vie et elle veut réunir les personnes qu’elle a connues dans les camps. C’est pour elle une manière de conserver ce qu’elle a vécu. C’est une preuve qu’elle a vécu cette période spécifique. C’est comme un voyage de vie qu’elle veut transmettre à la fin de ses jours.